Le coronavirus va-t-il achever les médias ?
L'audience explose. Les revenus publicitaires s'effondrent. C'est le grand paradoxe auquel doivent faire face les médias, fragilisés par un modèle économique déjà précaire, en cette période d'épidémie dévastatrice. Fuite des annonceurs, recours au chômage partiel, fermeture des kiosques, distribution allégée de La Poste, Presstalis à la dérive : la presse se prépare à un exercice de haute voltige.
Des indicateurs au vert
Les chiffres donnent le vertige. Selon les estimations de l'ACPM – tiers de contrôle de la diffusion des médias en France – les marques Médias d'Info ont comptabilisé sur leurs sites, les 15 et 16 mars 2020, plus de 335 millions de visites, c'est-à-dire le triple de la fréquentation d'une période normale. Une tendance qui se poursuit, portée par les mesures de confinement. « Nos audiences numériques sont en train d'exploser en ce moment. On est passé de 130 millions de connexions en février à 217 en mars. On devrait atteindre les 250 millions ce mois-ci », indique à Story Jungle François-Xavier Lefranc, rédacteur en chef de Ouest-France. Si l'allègement de l'activité de La Poste rend compliquée la distribution des journaux chez les particuliers, les entreprises de presse peuvent compter sur quelques kiosques qui restent ouverts, considérés comme des lieux essentiels par le gouvernement. « C'est une mesure forte. Les ventes y sont plus importantes que d'habitude », précise François-Xavier Lefranc. Situation similaire chez d'autres grands médias. L'audience est au beau fixe et les abonnements affluent, si l'on en croit l'éditrice des Echos, Marie Van de Voorde, interrogée par Story Jungle. « Comme d'autres confrères, nous avons actuellement une explosion des usages sur le numérique. Le recrutement d'abonnés a triplé sur le mois de mars. L'abonnement prend donc le relais des ventes aux numéros. Globalement, l'engagement de nos abonnés et prospects dans nos contenus est très important. Aujourd'hui, un abonné sur deux se rend sur le site les echos.fr tous les jours, attirés par certains formats en particulier », précise l'éditrice. À l'image du podcast d'actualité des Echos, La Story, qui a connu en mars une progression de 60% par rapport au mois dernier. Même tendance à Franceinfo, avec le podcast hebdomadaire pour les 7-11 ans Salut l'info. Transformé en rendez-vous quotidien, l'émission réalisée en partenariat avec Astrapi, connaît « une progression fulgurante de 237 % », fait savoir à Story Jungle Lucas Menget, directeur adjoint de la rédaction france.info. À Télérama, l'application de l'hebdomadaire a battu un record : 5 millions de visites pour le seul mois de mars. Au Monde, les nouveaux abonnements numériques ont augmenté de plus de 300% par semaine (vs la moyenne hebdomadaire 2020).
De la défiance envers les médias à la confiance
Dans un cadre plus large, les abonnements aux journaux américains et européens ont augmenté la semaine dernière par rapport à la même période l'année dernière, de 63 % et 267 % respectivement, selon la plateforme technologique d'abonnement Piano citée par Digiday. Étonnamment, les éditeurs qui ont placé leurs articles couvrant la thématique de la crise sanitaire en dehors du paywall ont également connu une croissance des abonnés. Ainsi, toujours selon Digiday, The Atlantic et Bloomberg - qui ont mis leurs articles en gratuit sur le coronavirus - ont réalisé leur « meilleure semaine de croissance des abonnés ».« Ce qui me frappe depuis le début du confinement, est le fait qu'on soit passé d'un état de défiance envers les médias à un état de confiance. En seulement trois semaines. Ce qui doit nous inspirer confiance en l'avenir parce que cela montre que nous avons toute notre place. Les médias ont un rôle essentiel à jouer au sein d'une démocratie », analyse François-Xavier Lefranc, de Ouest-France. Et d'ajouter : « Il y a un basculement spectaculaire. Des lecteurs nous expriment, très régulièrement, tout leur soutien. Les gens sont confinés et dans l'inquiétude. Ils ont besoin d'informations et se rendent compte que les médias sont importants. »
La publicité aux abonnés absents
Si les audiences et les abonnements témoignent d'une confiance renouvelée envers les médias, ceux-ci ne doivent pas cacher l'envers du décor. Le très fort ralentissement de la publicité et la baisse de la diffusion impactent lourdement le chiffre d'affaires des groupes médias, dont certains se préparent à des temps très difficiles. Face à un écosystème anxiogène, les annonceurs ont pris la poudre d'escampette.«Nous sommes aussi dans un nouveau monde qui va mettre à rude épreuve toutes les industries. »
C'est un fait. La publicité, poumon économique des médias, est en chute libre. Confronté à une baisse de 70 % de ses revenus publicitaires, Midi Libre a dû ainsi se résoudre à mettre plus de 200 salariés au chômage technique et congédier tous ses CDD. Chez Ouest-France, le choc a également été très rude : « Les recettes publicitaires représentent un peu plus de 25 % de nos recettes. Du jour au lendemain, 60 % de ces recettes se sont évaporées. On a dû mettre en place des mesures de chômage partiel qui ont touché d'autres secteurs que la rédaction », explique François-Xavier Lefranc. Au Monde, un dispositif d'activité partielle concernant 10 % des salariés des services non-rédactionnels du groupe a été mis en place, malgré « l'augmentation très marquée » du nombre de ses abonnés numériques depuis le début de la crise sanitaire. La direction a fait état d'un « ralentissement brutal de l'activité économique » avec des « conséquences financières pour le Groupe qui s'annoncent très lourdes » : « les annonceurs ont pour l'essentiel stoppé leurs investissements publicitaires », ont-ils fait savoir dans un message interne dont a pris connaissance la Correspondance de la presse.
À l'international, Jonah Peretti, cofondateur et directeur général de BuzzFeed, a annoncé dans une note adressée au personnel, des réductions de salaire pour la plupart des employés, allant de 5 à 25 %. Peretti a également déclaré qu'il renoncerait à son salaire pendant toute la durée de la crise. « Nous sommes dans une meilleure position que beaucoup d'autres, mais nous sommes aussi dans un nouveau monde qui va mettre à rude épreuve toutes les industries », a-t-il souligné.
«Notre business model ne peut reposer quasi exclusivement sur les annonceurs.»
Les studios de podcasts ne sont pas épargnés non plus par l'effondrement de revenus lié au retrait des annonceurs. « La quasi-totalité des campagnes de sponsoring des émissions se sont arrêtées, explique au Figaro Katia Sanerot, directrice générale de Louie Media. Nous travaillons avec nos annonceurs au cas par cas pour leur expliquer que l'audio reste un moyen précieux de garder le contact avec leurs clients et préparer l'avenir. » Même constat pour Julien Neuville, cofondateur de Nouvelles Écoutes au Figaro : « Nous sommes affectés financièrement et il faudra du temps avant de retrouver notre chiffre d'affaires d'avant-crise. Cela prouve que les studios de podcasts doivent se diversifier. Notre business model ne peut reposer quasi exclusivement sur les annonceurs. »
Les annonceurs jouent la prudence
Que se passe-t-il dans la tête des annonceurs ? Face à un afflux d'audience, ils prennent le large, préférant jouer la carte de la prudence. Leur stratégie ? Tâter le terrain et mesurer avec du recul l'ampleur de la crise. Pour Romain Job, Chief Strategy Officer de Smart (société de technologie publicitaire des éditeurs), interrogé par Mind Media, il y a « une volonté des annonceurs de ne pas communiquer dans ce contexte d'incertitude et d'anxiété générale, une adaptation des messages publicitaires qui explique aussi la mise en pause de nombreuses campagnes et l'anticipation d'une crise économique qui mènera à une politique de réduction de coûts ».«Le fait d'être associé à des nouvelles potentiellement choquantes n'est pas en soi nuisible à l'efficacité de la publicité.»
Dans une logique de « brand safety », les marques sont nombreuses à ne pas vouloir être associées à l'épidémie. Les annonceurs ajoutent ainsi le terme coronavirus à leur liste d'exclusion de mots-clés. Les publicités ne peuvent donc pas apparaître aux côtés d'un article contenant ce terme. De ce fait, « des pages d'accueil entières de sites d'information se retrouvent bloquées par inadvertance », prévient Digiday. Le « adblacklisting » des mots-clés concernant le Covid-19 a ainsi conduit à plus de 2 millions d'annonces bloquées pour le New York Times, CNN, USA Today et le Washington Post.
Une « surréaction de la part de certains annonceurs », estime à la RTBF Bernard Cools, responsable des études chez SPACE, première agence média en Belgique : « L'association d'un message, s'il est empathique, dans un contexte où de toute façon les gens sont en attente d'informations, n'est probablement pas mauvaise. Le fait d'être associé à des nouvelles potentiellement choquantes n'est pas en soi nuisible à l'efficacité de la publicité. »
Une communication au point mort ?
Cette paralysie ne concerne cependant pas tout le monde. Pour Marie Van de Voorde, éditrice des Echos, « l'activité n'est pas complètement au point mort en termes de recrutement des campagnes publicitaires. Certes, il y a des annonceurs qui ont annulé ou décalé, mais certains acteurs, du secteur de la tech et de la grande distribution par exemple, ont saisi l'opportunité de profiter d'une audience qualitative et d'apparaître à côté de contenus fiables et proposant un décryptage approfondi de la crise ».Néanmoins, selon les Echos, plus des deux tiers des agences de communication s'apprêtent à passer au chômage partiel : « la crise la plus profonde que connaît le secteur depuis la Seconde guerre mondiale », d'après Laurent Habib, Président de l'Association des agences conseil en communication (AACC) et fondateur de l'agence Babel. Preuve que les prises de parole des annonceurs sont presque à l'arrêt.
Pourtant, comme l'indique l'étude conduite début mars par Kantar auprès de 25 000 consommateurs issus de 30 pays, les consommateurs ne sont pas réticents face à la communication des marques, en cette période de crise COVID-19. 75 % estiment qu'elles doivent informer sur leurs efforts pour faire face à la situation. « Les annonceurs qui profitent des opportunités d'une crise, notamment des bonnes audiences, mais aussi de l'absence de concurrents, réalisent en général de très bonnes opérations. Non seulement pendant la crise, avec un bénéfice léger mais réel, mais surtout après, quand l'orage est passé », analyse Bernard Cools, responsable des études chez SPACE.
Pour François-Xavier Lefranc, rédacteur en chef de Ouest-France, la crise du coronavirus accentue et confirme la tendance observée ces dix dernières années : « Si je mets de côté la crise actuelle, les recettes publicitaires depuis dix ans ne cessent de baisser, au profit des grands acteurs du numérique – Facebook, Google et Amazon. Le levier d'avenir consiste à convertir l'audience en abonnement numérique. C'est un travail de longue haleine et la bataille des mois et des années à venir. »