Marques et jeux vidéo : la partie ne fait que commencer
Les jeux vidéo ont le vent en poupe. Fortnite, Animal Crossing, Roblox - pour ne citer qu'eux - connaissent un succès considérable et ont dépassé leur simple fonction première - le jeu - pour s'affirmer en tant que canal multifonction : création de concerts virtuels, diffusion de bandes annonces, campagnes politiques, expositions virtuelles, e-sport... Si ces usages sociaux ne sont pas nouveaux, ils ont néanmoins pris une ampleur inédite pendant le confinement. Les jeux vidéo semblent s'affirmer comme des médias à part entière. Une porte d'entrée convoitée par les marques, qui cherchent à apprivoiser les codes de ces terrains mouvants... à l'audience monumentale.
Un secteur en bonne santé
L'industrie du jeu vidéo, boostée par le confinement ? De nombreux indicateurs témoignent de la bonne santé du secteur. Avec 13,41 millions de copies écoulées depuis sa sortie mi-mars 2020 (téléchargements et versions physiques), le jeu Animal Crossing : New Horizons a enregistré le meilleur lancement d'un jeu sur la Nintendo Switch, sortie en 2017. « À titre de comparaison, le précédent détenteur de ce record, Pokémon Épée et Bouclier, avait atteint les 12,9 millions en neuf semaines », rapporte le site Gameblog.Ce jeu de simulation où le joueur peut se créer une existence idyllique au milieu d'animaux anthropomorphes, en construisant sa maison de rêve et en vendant ses petits navets, a battu des records de vente et est devenu un phénomène culturel à part entière.Il n'est pas le seul à avoir tiré son épingle du jeu. Le jeu de tir Doom Eternal, sorti à la mi-mars, a connu le meilleur week-end de vente de tous les jeux de la série. Du quatrième trimestre 2019 au premier trimestre 2020, la plateforme de streaming Twitch a dépassé pour la première fois les 3 milliards d'heures de visionnage, selon un rapport du service logiciel Streamlabs. Impossible non plus de passer à côté du phénomène Fortnite, l'un des jeux les plus populaires de la planète, qui a dépassé les 350 millions de joueurs début mai. « En avril, les joueurs ont passé plus de 3, 2 milliards d'heures sur le jeu », ont indiqué les studios d'Epic Games sur Twitter.

Des résultats à nuancer
Si les jeux vidéo semblent être les grands gagnants du confinement, le tableau mérite d'être nuancé, comme le précise Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV) à Story Jungle : « Pour certains acteurs du secteur, la peinture est moins rose. Il y a eu un retard de signatures de contrats et des difficultés à signer de nouveaux deals, du fait de l'annulation d'événements B2B partout dans le monde, et notamment la GDC en mars (ndlr : la Game Developers Conference est l'un des plus grands événements de l'industrie du jeu vidéo réservés aux professionnels). Il y a eu une perte de productivité avec le télétravail et une moindre coordination des équipes. »Selon l'enquête menée par le SNJV auprès des entreprises de jeux vidéo, adhérentes ou non, du 28 avril au 11 mai 2020, certains acteurs économiques du secteur, et plus spécifiquement les studios de développement, sont « moins optimistes que ne le laissent à penser certains chiffres de vente communiqués récemment dans les médias ». Ainsi, un tiers (33,3 %) des répondants déclarent que leur situation s'est dégradée avec le confinement et les incertitudes liées à l'épidémie de coronavirus, et la moitié (47,6 %) ont sollicité des dispositifs d'aides mis en place par l'État. Seul un tiers (30,2 %) a par ailleurs bénéficié de la hausse de consommation de jeux vidéo, même si les revenus dégagés ne sont pas proportionnels au nombre de nouveaux joueurs acquis durant cette période.
«En matière d'interactions et de design, les jeux vidéo sont beaucoup plus avancés que les autres technologies traditionnelles du Web ou autres»
« Un média à part entière »
Le confinement a permis de mettre en avant un certain type d'usage, passé plus inaperçu par le passé. « Pendant cette période particulière, les utilisateurs ont eu des pratiques dites "sociales" du jeu vidéo, parce que celui-ci leur a permis de remédier à cette privation de contact humain. Le jeu vidéo, comme les jeux de société, permet de nouer des relations, même à distance », analyse Julien Villedieu. Des événements de la vie réelle ont trouvé refuge dans des foyers virtuels, peuplés de joueurs et de spectateurs en tout genre.Rappelons que près de la moitié des joueurs sont des joueuses, et que l'âge moyen des joueurs réguliers est de 40 ans, selon une étude Médiamétrie d'octobre 2019 pour le compte du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL). « Ces univers persistants et multijoueurs, gratuits à leur point d'entrée, sont devenus des places de village virtuelles dans lesquelles on vient discuter et participer à des expériences avec des amis sur toute la planète », commente Les Echos.
Une analyse que partage Olivier Mauco, expert en jeux vidéo et chercheur en science politique et game studies, consulté par Story Jungle : « Les jeux vidéo permettent un brassage intéressant où des amitiés se lient. C'est un espace où – grâce à l'anonymat – l'intégration est beaucoup plus forte. » L'identité du jeu vidéo mue au-delà de ses frontières initiales : « Le jeu devient de plus en plus un service, et de moins en moins une œuvre. Le réel a complètement investi le jeu vidéo. Les utilisateurs vont sur les jeux vidéo comme ils vont au PMU. Le jeu vidéo, c'est le réseau social du futur – c'est le futur Facebook[1], qui dispose d'importantes audiences qualifiées. Il est un média à part entière.»

Si ces initiatives rencontrent un tel succès, c'est notamment grâce à l'avancée technologique du secteur : « En matière d'interactions et de design, les jeux vidéo sont beaucoup plus avancés que les autres technologies traditionnelles du Web ou autres. C'est pour cela qu'on peut y proposer des concerts et des événements, en toute fluidité », commente Olivier Mauco.
«Le marché publicitaire a encore beaucoup d'a priori sur les jeux vidéo, qui est pourtant un secteur très porteur
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Les jeux vidéo, une aubaine pour les marques ?
Cette communauté de joueurs et spectateurs, attentive et fidèle, attire aujourd'hui l'attention de certaines marques en quête de nouveaux horizons digitaux pour capter une audience qualifiée. Le gaming ne concerne plus seulement les enfants, rappelle Xavier Delelis-Fanien, Head of Social chez Rosbeef ! à Story Jungle : « Le marché publicitaire a encore beaucoup d'a priori sur les jeux vidéo, qui est pourtant un secteur très porteur. C'est l'un des biens culturels les plus vendus. Certains budgets sont plus importants que ceux attribués aux films de cinéma. Il y a une image sur le marché qui n'est pas à la hauteur de la valeur du jeu vidéo. »Dans cette guerre de l'économie de l'attention, le secteur du jeu vidéo réussirait à se démarquer, selon Olivier Mauco : « Ils parviennent à s'immiscer dans les temps où les autres médias peinent à exister. Surtout dans les temps perdus. Quand vous faites la queue, quand vous vous ennuyez, à travers les snack games. C'est du temps conquis que les autres médias n'arrivent pas à conquérir. Les médias traditionnels y parviennent doucement à travers des vidéos courtes. »

Atout majeur du jeu vidéo : il parvient à instaurer de la quotidienneté, à l'image d'Animal Crossing : « Avant, le quotidien était rythmé par les soap operas et les sitcoms, puis est arrivée l'explosion des flux. La vidéo s'est déportée sur le streaming, avec des pratiques de "binge-watching". Vous faites des shoots, mais vous ne faites pas du récurrent. C'est difficile de créer de l'habitude, et le jeu vidéo y est parvenu. »
Fort de ce constat, l'agence Rosbeef! a lancé une campagne digitale sur Animal Crossing pour Gémo. La marque a mis à disposition sa nouvelle collection de vêtements en pixels pour que les joueurs puissent en vêtir leurs avatars : « On a pris garde de ne pas polluer le jeu vidéo. La communication autour de l'opération s'est faite en dehors du jeu. La boutique se trouve sur l'île et les vêtements sont à disposition gratuitement », explique Xavier Delelis-Fanien.
Cette campagne a été menée après une étude approfondie des habitudes des consommateurs et des usages : « On a beaucoup travaillé sur les nouveaux usages. Durant le confinement, les utilisateurs ont créé leurs vêtements sur les jeux vidéo. On s'est appuyé sur cette observation pour mener à bien notre réflexion. Il ne faut pas oublier que les usages viennent des gens. Ce ne sont pas les marques qui définissent les usages. On est créatif quand on arrive à inverser les paramètres », observe-t-il.
S'investir sur ce terrain nécessite d'en maîtriser les codes. Inutile de diffuser des publicités classiques, souligne Xavier Delelis-Fanien : « Les marques de luxe ont su saisir avec intelligence les opportunités créatives, permises par le jeu vidéo. Louis Vuitton a collaboré avec Riot Games, l'éditeur du célèbre jeu League of Legends : le premier groupe de luxe dans le monde a notamment conçu la malle chargée de transporter le trophée destiné à l'équipe gagnante, lors du tournoi de League of Legends, qui a eu lieu en novembre dernier à l'AccorHotels Arena. »
Le potentiel du jeu vidéo en termes de stratégie marketing s'est renforcé durant cette période particulière. Reste à en saisir les us et coutumes pour ne pas tomber à côté, comme le souligne Olivier Mauco : « Il faut que le jeu prime sur la marque. Il faut qu'elle ait cette capacité à se plier et à comprendre les règles du jeu ».
[1] Facebook d'ailleurs y croit, d'où leur rachat d'Oculus (VR) qui les propulse de fait dans le jeu vidéo