Rupert Murdoch, un « Roi Soleil » à l’ère de la concentration des médias
Il possède le Sun, le Wall Street Journal, Fox News... : à l'âge de 91 ans, Rupert Murdoch reste l'un des hommes les plus influents de la planète et... « un cancer pour la démocratie ». L'historien David Colon lui consacre une biographie prenante, sur fond de concentration des médias : Rupert Murdoch, l'empereur des médias qui manipule le monde, publiée aux éditions Tallandier.

Son mode de fonctionnement ? Peser sur le monde politique grâce à la puissance de ses médias et diffuser des infos au mépris des règles déontologiques. « Lire la biographie de Murdoch, c'est une façon de lire en creux la biographie de propriétaires de grands médias », prévient David Colon, professeur à Science Po et historien de la propagande, qui dédie son dernier ouvrage au plus puissant baron du « village planétaire ». Interview.
«Il a acquis un pouvoir extravagant dans un univers démocratique et libéral : celui d'influencer les pouvoirs publics dans l'ombre»
En préambule, vous citez l'avocat Theodore Kheel, qui a travaillé successivement pour et contre Rupert Murdoch : « Rupert est très bon dans ce qu'il fait. La question est : est-ce qu'il fait quoi que ce soit de bon ? » Je vous pose donc la question.
Oui. Grâce à Rupert Murdoch, la presse écrite a continué de connaître ses belles heures. Plus d'une fois, il lui est arrivé de redresser des médias structurellement déficitaires. Maintenant, la balance penche nettement en sa défaveur. En contrepartie s'est développé un type d'information reposant essentiellement sur le divertissement, la diffusion massive de fausses nouvelles, du climato-scepticisme, de théories du complot très lucratives pour lui comme pour beaucoup d'entrepreneurs de la désinformation. On le qualifie, à juste titre, de « cancer de la démocratie ». Il a acquis un pouvoir extravagant dans un univers démocratique et libéral : celui d'influencer les pouvoirs publics dans l'ombre, en pesant sur la sélection du personnel politique, sur les débats politiques, par exemple la sortie ou non du Royaume-Uni de l'Union européenne.Dans ses « bonnes actions », vous citez son combat contre Facebook. En septembre 2021, c'est dans le Wall Street Journal, qui appartient à Murdoch, que sont publiées les révélations de la lanceuse d'alerte Frances Haugen, ingénieure de Facebook...
Il est parti en guerre contre les géants du numérique, principalement Google et Facebook, qui ont capté l'essentiel des revenus publicitaires au milieu des années 2000. Il a ainsi mené ce combat en son nom propre, et indirectement au nom des autres. Ce qui a abouti à la conclusion d'un accord Google avec les médias du monde entier sur les droits voisins du droit d'auteur. Aujourd'hui, il mène une guerre sans merci contre Mark Zuckerberg, l'un de ses pires ennemis.Comment expliquer que Rupert Murdoch ait échoué à « dominer internet » ? Comme lui, News Corp est restée longtemps l'entreprise de presse « la plus résistante au progrès numérique ».
Il a perçu bien avant les autres le potentiel du numérique. Il est le premier à avoir investi dans un fournisseur d'accès à internet. Il a été propriétaire du premier réseau social, et du plus grand au monde, Myspace ! En revanche, il s'agit d'un univers qui ne lui est pas familier. Son monde est celui de la presse écrite, du tabloïd. Il s'adapte difficilement à la logique des revenus publicitaires générés par du clickbait. Pour autant, il ne s'est jamais désengagé. Il s'appuie ainsi sur l'expertise de ses fils, James et Lachlan. Sa stratégie n'est d'ailleurs pas totalement perdante. Le Times de Londres, qui était structurellement déficitaire, est devenu bénéficiaire grâce aux abonnements numériques. Murdoch est ainsi le défenseur du modèle du paywall. Cet été, il a annoncé que sa société News Corp avait réalisé des bénéfices 50 % supérieures aux bénéfices de l'an dernier.S'il est le plus gros employeur de journalistes au monde, il le dit sans détour : il méprise tous les journalistes. Ceux qui ne partagent pas son point de vue sont renvoyés. Vous dites que les récits désabusés de journalistes licenciés par Murdoch « sont tellement nombreux qu'ils forment pratiquement un sous-genre de la littérature anglo-saxonne contemporaine ». L'info réelle n'a donc aucune valeur pour lui ?
Son père était un grand dirigeant d'un groupe de presse, le Herald and Weekly Times, en Australie. Il a appris de son père le pouvoir qui découlait de la propriété des médias : la possibilité d'interagir avec les dirigeants politiques, de les aider à se faire élire, d'obtenir des contreparties, la capacité d'influencer le monde. C'est ce qui l'intéresse. Il le dit lui-même : « j'aime influencer les gens ». Il le fait à travers un modèle de presse qui se préoccupe avant tout de répondre aux attentes de ses lecteurs, sans égard pour le contenu, déconnecté de toute considération éthique. Il s'agit d'une presse populaire type tabloïd qui met en avant les crimes, les scandales, la sexualité, le sport, la célébrité. Ce sont des soft news destinées à un public qui n'est ni élitiste, ni élitaire. Avant d'avoir un mépris pour les journalistes, il nourrit un mépris pour les élites, surtout britanniques et aristocratiques. Il méprise les intellectuels, les journalistes qui font du plaidoyer et défendent des causes. Un jour, il a publié le journal intime d'Adolf Hitler, en sachant pertinemment qu'il n'était pas authentique. Cette publication lui a valu une centaine de milliers de ventes supplémentaires. La vente importe plus que la vérité. Une fois qu'un média est rentable, il peut en acheter un autre et continuer de construire son empire.«L'autocensure représente un fait social beaucoup plus important que la censure»
Vous écrivez que les journalistes de Rupert Murdoch intériorisent les attentes de leur patron. Mais n'est-ce pas ce qui se passe dans les médias français aujourd'hui ?
J'écrivais dans mon précédent livre, Propagande, que dans le champ médiatique, l'autocensure représente un fait social beaucoup plus important que la censure. Mais aucun journaliste en exercice ne va jamais admettre s'autocensurer. Le discours n'est pas le même quand vous lisez, une de mes passions, les mémoires des journalistes à la retraite. Tous disent s'être autocensurés. Cette pratique est incontournable dans un contexte de crise : l'emploi des journalistes ne cesse de diminuer. En France, depuis trois ans, le nombre de journalistes décline, en particulier dans l'information générale. Ce qui conduit nécessairement et mécaniquement, sans qu'on puisse blâmer les personnes en question, à une forme d'autocensure.On dit souvent de Vincent Bolloré qu'il est le Murdoch français. Qu'est-ce qui les rapproche et les différencie, selon vous ?
Vincent Bolloré adopte une stratégie similaire à celle de Murdoch : la constitution d'un empire médiatique ancré dans le monde de l'édition, de la communication, des relations publiques. Ce qui lui permet d'obtenir un levier d'influence considérable. Bolloré a manifestement un projet politique : il entend défendre sa vision du monde, ses convictions politiques et religieuses. Rupert Murdoch a toujours su mettre un voile sur ses opinions politiques lorsque c'était nécessaire pour le succès de ses médias. Il a été le propriétaire de médias très à gauche : The Village Voice, le New-York Magazine. En revanche, Vincent Bolloré ne me donne pas l'impression de voiler ses convictions, lorsqu'il diffuse des messes en prime time sur CNews.«Toute mesure qui affaiblit le service public de l'info est une mesure prise contre la démocratie»
Comment lutter contre cette concentration croissante, entre quelques mains, des médias, de l'édition et du divertissement ?
On peut commencer par défendre les ennemis de Rupert Murdoch. Son ennemi absolu ? La BBC, car il s'agit d'un média public, financé par l'Etat, qui fournit une info de grande qualité. Il ne l'a jamais supporté. Depuis cinquante ans, il s'emploie à le combattre. Même lorsqu'il était allié et ami de Margaret Thatcher, il n'a pas obtenu de sa part la fin du financement public de la BBC. En revanche, avec l'appui de Boris Johnson, il a œuvré aux coupes budgétaires et aux licenciements massifs en cours au sein du groupe. Si on souhaite lutter contre l'influence néfaste de ces propriétaires de nos médias sur nos démocraties, il faut d'abord défendre l'information publique. Toute mesure qui affaiblit le service public de l'info est une mesure prise contre la démocratie, quand bien même ces mesures sont prises au nom d'économies budgétaires ou au nom du pouvoir d'achat de gens qui n'ont plus à payer la redevance. Nous avons besoin de médias publics en bonne santé, bien financés, qui recrutent des journalistes dans des conditions qui permettent de produire une information de bonne qualité. C'est-à-dire dans un cadre où les journalistes ne sont pas assujettis à la production d'articles qui génèrent des clics, à une duplication perpétuelle de dépêches AFP...Avez-vous tenté de contacter Rupert Murdoch ?
Je me doute qu'il n'aurait pas accepté et j'aurais craint qu'il accepte (rires). Il a crucifié son biographe semi-officiel. J'ai veillé à lui donner la parole dans mon livre, à travers un recensement de ses déclarations. Il ne s'agit pas d'un réquisitoire contre Rupert Murdoch, mais d'une biographie aussi honnête que possible. Il n'a d'ailleurs jamais empêché la parution d'un livre. C'est un homme de communication, conscient de l'effet Streisand : lorsque vous essayez de faire obstacle à la publication d'un ouvrage, que vous vous appeliez Rupert Murdoch... ou, au hasard, Vincent Bolloré, vous obtenez le résultat inverse de celui espéré : le livre bénéficie d'une publicité extraordinaire !
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