“Il faut sortir de notre focus trop français”
À tout juste 44 ans, Mathieu Gallet a derrière lui une vie bien remplie. Il a aussi bien côtoyé le monde politique - en tant que directeur de cabinet adjoint de Frédéric Mitterrand alors ministre de la Culture – que celui, tumultueux des médias : Canal + , ou encore l'INA dont il a été (très) jeune président. On retiendra surtout sa nomination comme PDG de Radio France en 2014. Aujourd'hui, après une éviction brutale, le phœnix renaît de ses cendres.
Avec l'explosion des podcasts et des plateformes musicales, la voix est sur le devant de la scène. Entretien (en visio) sur les enjeux de l'audio avec un entrepreneur détendu et affable depuis sa maison dans le Sud.
«L'audio a toujours sa place dans les développements technologiques (...) Si, en France, l'appropriation en est encore à ses débuts, aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, le phénomène est massif.»
Un an après la sortie de votre essai, « Le nouveau pouvoir de la voix », êtes-vous toujours aussi convaincu du pouvoir de l'audio, à l'ère de TikTok, Instagram et... de « l'échec » de Clubhouse ?
Je ne suis pas sûr qu'on puisse parler d'échec pour Clubhouse, si on se réfère à leur levée de fonds conséquente et aux 25 millions de téléchargements depuis sa création. L'application, lancée en avril 2020, a connu une telle croissance qu'il a été difficile de la maîtriser. De ce fait, leur lancement sur Android a été tardif. Clubhouse a réussi à s'emparer rapidement des parts de temps disponibles, qu'ils n'ont certes pas réussi à garder. Aujourd'hui, et grâce à l'argent récolté, ils doivent œuvrer sur des sujets de produits, de découvrabilité, de contenus forts. Si aucune personnalité, aucun créateur ni influenceur ne fait vivre l'écosystème de manière consistante, il est normal d'observer un désintérêt. Tout est allé trop vite pour eux. Après, on verra. Si ce n'est pas Clubhouse, il y aura un autre réseau social fondé sur l'audio.L'audio a toujours sa place dans les développements technologiques, business et sociétaux. Une enquête de la Commission européenne a ainsi été réalisée sur les assistants vocaux, preuve que l'on ne se situe pas à la marge d'un phénomène. Il se passe réellement quelque chose. Si, en France, l'appropriation en est encore à ses débuts, aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, le phénomène est massif. Il faut sortir de notre focus trop français.
Vous insistez sur l'importance des enceintes connectées pour les marques. On estime à 35 milliards de dollars le marché du commerce conversationnel, le double en 2023. Vous écrivez « le sort de certaines marques sera donc lié au partenariat qu'elles pourront négocier avec les fabricants d'assistants vocaux ». L'avenir des marques se jouerait-il donc sur ce terrain ?
Il se joue en partie sur ce terrain. Carrefour, par exemple, a su saisir cette opportunité en créant une interface où il est possible de commander ses courses via l'assistant vocal de Google. Le fait qu'un grand distributeur comme Carrefour s'y intéresse montre que ce marché peut être porteur. Tout en sachant que cette pratique ne va pas remplacer les courses traditionnelles. C'est une histoire de temps, de mode de vie. Le drive a par exemple mis longtemps à s'imposer et a explosé avec le Covid.
À l'heure de la bataille pour l'attention, vous dites « l'opposition entre image et son, écran et voix, est en vérité un faux débat »...
On cherche toujours à opposer les technologies les unes aux autres. Or la voix et l'image sont complémentaires. Instagram a ainsi ajouté des fonctions vocales alors que ce réseau social repose surtout sur l'image. S'ils l'ont fait, c'est qu'ils ont considéré que c'était une bonne façon de faire en sorte que les internautes passent plus de temps sur leurs applications.Depuis 2017, on constate un regain net pour les podcasts. C'est assez impressionnant. Selon une étude réalisée par Edison Research et Triton Digital, 80 millions d'Américains écoutent des podcasts chaque semaine. Soit 17 % de plus que l'année dernière. Quel regard portez-vous sur cet intérêt ?
Il y a d'abord eu la première vague – le replay radio. Sont venus ensuite les podcasts natifs. (ndlr : En juillet 2020, la proportion d'utilisateurs de podcasts et replays radio s'élevait à environ 31 %, dont l'essentiel (21 %) sur des replays). Un usage se développe car il correspond à une vraie demande. Avec la radio qui est linéaire et directe, il faut s'adapter. Avec le podcast, c'est lui qui s'adapte à nos vies. C'est un vrai phénomène. Le podcast est une façon très pertinente de donner la parole. Il permet de tendre le micro à des gens que l'on n'entendait pas sur des médias mainstream. Il y a un côté démocratique que j'aime bien.En revanche, d'un point de vue business, les chiffres en France sont encore restreints. Apple vient de lancer l'offre par abonnement. C'est une bonne nouvelle pour les studios de podcasts français tel que Louie Media qui repose sur une communauté importante et donc monétisable. Nul doute qu'il va y avoir du « build up » et des structurations qui vont se faire dans les mois à venir entre différents acteurs. Certains sont positionnés sur du volume avec du gratuit, d'autres sur une offre plus segmentée, proposant un service.
En mai 2018, NPR et trois importants producteurs américains du podcast ont racheté ensemble Pocket Casts, une appli de podcast populaire. Ce type de partenariat stratégique manque-t-il à la France ?
Le marché est plus restreint. D'autres mouvements ont été opérés. Radio France a ainsi créé son appli de podcast. Il existe également RadioPlayer, une plateforme et application gratuite regroupant 200 radios et 600 webradios. Il y avait Audio Now, une filiale de Bertelsmann, qui s'était lancé avec M6 et Prisma, et six mois après ils l'ont fermée. Il est compliqué de créer une plateforme, d'être à la fois dans les contenus et la tech. C'est ambitieux, coûteux. Cela prend du temps.Est-ce que Radio Player peut aboutir à une offre de contenus comme Salto ?
Le but est d'offrir un usage, un service où on peut tout retrouver gratuitement. Il n'y a aujourd'hui pas de volonté d'investir dans du contenu original, à la différence de Salto qui est payant.Pour parler de votre propre offre de podcasts, Majelan, vous avez annoncé un pivot dans votre stratégie le 7 juillet 2020. Vous vous focalisez désormais sur des contenus payants de développement personnel...
Le premier modèle, lancé en juin 2019, était freemium. Les podcasts gratuits étaient agrégés sur le modèle d'Apple Podcasts. L'accès à nos créations originales généralistes se faisait par abonnement. On a créé des programmes de toutes formes : fiction, programmes pour enfants, documentaires, coaching. Le pivot a été décidé six mois après, à la suite d'un double constat. L'expérience freemium n'a pas été concluante : les auditeurs de l'offre gratuite s'intéressaient peu à l'offre payante. Et ceux qui venaient pour les programmes originaux payants ne s'intéressaient guère au gratuit. Il y avait donc deux usages bien distincts, ce qui n'allait pas, sachant qu'on monétisait que la partie abonnement. Il fallait aussi tenir compte du marché concurrentiel. On ne pouvait pas rester généraliste dans un marché où arrivaient des géants comme Spotify. On a donc décidé d'adopter une offre plus servicielle, plus « anglée » aussi. Nous privilégions des contenus – type masterclass, entre autres – de « learning », de psychologie, de développement de soi dans le cadre professionnel, orientés vers les « soft skills ». Majelan a été pensée comme une plateforme qui permet d'apprendre et de progresser. Notre signature, c'est apprendre chaque jour en quinze minutes. Au-delà de vingt minutes, le taux d'écoute décroît fortement. Les formats plus courts créent davantage d'engagement et sont plus pertinents. Le modèle est 100 % premium pour accéder aux contenus originaux.Quels sont vos retours ?
Il y a une belle croissance du nombre d'abonnés. C'est un bon signe. On est en train de trouver notre espace, en adoptant une logique servicielle plus que celle de média. Je suis parfois contacté parfois par des boîtes britanniques ou américaines qui s'adressent à Majelan en tant que plateforme de « learning ». C'est ce que l'on cherche justement à être. Les entrepreneurs étrangers ont une vision plus juste du projet puisqu'ils ne sont pas influencés par mon passé. En France, du fait de mes anciennes fonctions, Majelan est encore vue comme une entreprise média. Aujourd'hui, on a produit plus de 1 500 contenus, 50 de plus par mois. C'est un rythme intense. Majelan est une vraie usine de production, où s'activent 20 employés : de la production au marketing, en passant par la distribution. Notre logique s'apparente à celle d'une maison d'édition audio digitale. C'est la force de ce modèle intégré qui est à la fois plateforme et studio de production. On maitrise toute la chaîne de valeur.«J'aimerais voir quel réseau social va gagner la bataille de l'audio. On a beaucoup parlé de Clubhouse, mais il y en a plein d'autres qui sont développés à bas bruit»