« Rétablir la confiance dans les médias : un enjeu démocratique majeur »
Montrer l'envers d'un décor souvent fantasmé, raconter la réalité "prosaïque" du métier de journaliste. Telle est la mission de Gilles Van Kote, directeur délégué aux relations avec les lecteurs au Monde, depuis 2020. Un rôle primordial pour garder le lien avec son audience, dans un contexte de méfiance envers les médias.
Depuis 2020, vous occupez le poste de directeur délégué aux relations avec les lecteurs. Quels sont les contours de votre fonction ?
Ma mission consiste à créer et à animer des espaces de dialogue entre les lecteurs et la rédaction. Les lecteurs et les abonnés plébiscitent ce contact privilégié. S'il existe aujourd'hui une défiance accrue à l'égard des médias, la faute incombe en partie aux journalistes eux-mêmes. Par souci de transparence, notre objectif consiste donc à désacraliser un métier fantasmé, de raconter la réalité, parfois de façon prosaïque.Si Le Monde reste un média très apprécié – on a dépassé les 500 000 abonnés en décembre dernier, tous supports confondus1 –, le journal est sans arrêt dézingué sur les réseaux sociaux. Par exemple, les internautes nous reprochent souvent d'être « gorgé » de subventions publiques. Or, les subventions publiques représentent 0,6 % de notre chiffre d'affaires, contre 68 % pour les abonnements et les ventes de journal. Nous affichons donc publiquement ces chiffres. La pire des choses est de ne rien dire. Ce travail de médiateur vise à rétablir la confiance dans les médias. Il s'agit d'un enjeu démocratique majeur.
Quelles sont vos actions concrètes ?
Le Monde organise des rencontres physiques : le Festival international de journalisme de Couthures-sur-Garonne ou le Festival du Monde, des rencontres mensuelles avec les abonnés, à Paris et en région, pour ne pas être taxés de parisianisme, un qualificatif parfois mérité. Une fois par mois, une douzaine d'abonnés passent une matinée en immersion à la rédaction, pour échanger avec les journalistes.Nous avons également développé une rubrique « Le Monde & vous » sur le web : un espace où on présente notre mode de gouvernance, nos revenus, les raisons de notre collaboration avec la Fondation Gates... La complosphère est ainsi persuadée que Le Monde a été acheté par la Fondation Gates. Or, il s'agit d'un partenariat qui existe depuis 2014, lié au Monde Afrique. Nous ne l'avons jamais caché. Il s'agit d'un partenariat très cadré d'un point de vue éditorial. En parallèle, je supervise le courrier des lecteurs, soit 150 mails, lettres par jour.
Vous animez également un chat mensuel, un exercice assez sportif puisqu'il dure une heure et vous êtes seul aux commandes...
En effet, j'anime « Rendez-vous avec Le Monde » tous les premiers mardis du mois à 11 heures, où je réponds en direct, pendant une heure, aux questions des lecteurs sur le journal. Un exercice certes masochiste, mais plaisant où je n'évite pas les questions difficiles. Lors des derniers chats, on a ainsi reproché au journal d'être un supporter de Mélenchon. Il s'avère que Le Monde et Mélenchon ont des relations exécrables. Il est simplement au centre du jeu à gauche aujourd'hui, d'où la nécessité de le couvrir médiatiquement.Les lecteurs nous reprochent souvent de ne pas être de leurs bords : les macronistes, les anti-macronistes... On reçoit des commentaires totalement contradictoires. En réalité, ils ne nous demandent pas de faire notre métier de journaliste, mais d'adopter leur point de vue. C'est un biais que l'on retrouve de façon fréquente.
«Nous avons besoin de tels lieux pour retisser du lien avec le public, et par la même occasion faire descendre les journalistes du piédestal dans lequel ils se complaisent»
Vous êtes également le président du Festival international de journalisme, à Couthures-sur-Garonne. Organiser un festival dédié au journalisme dans un petit village, une manière de sortir du centralisme parisien ?
Nous parrainons le festival depuis sa troisième édition. Ce n'est pas le festival du groupe Le Monde. C'est un festival de « tous les journalismes », avec une volonté de s'adresser à un public de mordus d'actu, qui ont envie de débattre, de façon détendue. Au milieu de la nature, la glace se brise. Le cadre est beaucoup moins formel que lors des rencontres habituelles. Nous avons besoin de tels lieux pour retisser du lien avec le public, et par la même occasion faire descendre les journalistes du piédestal dans lequel ils se complaisent.Nous organisons des speed datings entre grands noms des médias – Louis Dreyfus, Jean-Michel Aphatie... – et festivaliers. Les étudiants peuvent demander des conseils dans des échanges individuels. Il s'agit de privilégier la qualité et l'horizontalité des échanges.

Au total, sept grandes thématiques ont été choisies : trois liées aux médias2, quatre sur les sujets d'actualité. Comment s'est opérée la sélection ?
Certains thèmes ont été choisis en collaboration avec les festivaliers de l'édition 2021. Nous avons également soumis plusieurs thématiques sur la page Facebook du festival, dans un sondage. Les votes ont guidé notre programme. L'idée est de garder un équilibre entre les sujets d'actualité et internationaux. Nous tranchons au mois de novembre, tout en veillant à respecter l'actu. Une thématique sur la guerre en Ukraine a ainsi été ajoutée au mois de mars (« L'info en temps de guerre »).Pour le thème « Les médias au défi de l'hyper concentration », avez-vous été influencé par le film de Médiapart Média Crash : qui a tué le débat public ?, qui « explore les coulisses des grands médias » aux mains d'industriels milliardaires ?
C'est en réalité un sujet que je souhaite faire depuis deux ans. Le Monde est concerné puisqu'il appartient à des hommes d'affaires, Matthieu Pigasse et Xavier Niel. Ce festival a pour caractéristique de mettre les pieds dans le plat. On essaye de poser les vraies questions. Nous allons programmer des extraits du film, avec une intervention d'Edwy Plenel, président de Médiapart.J'ai moi-même travaillé sur la question puisqu'en 2010, j'étais président de la Société de journalistes du Monde et délégué du pôle d'indépendance. Nous avons mis en place un dispositif de protection d'indépendance éditoriale unique. Je ne connais aucun média avec des dispositifs aussi protégés que les nôtres. Il serait intéressant que le législateur s'en inspire, notamment en vue de nouvelles fusions en cours et des actionnaires très intrusifs dans les contenus. Après, il ne faut pas se faire d'illusions. Si un actionnaire veut notre peau, on sait très bien que dans ce genre de guerre, ce sont souvent les intérêts économiques qui l'emportent.
Est-ce un festival qui vous rapporte de l'argent ?
Pour la première fois, le festival ne nous a rien coûté. Il était déficitaire depuis son origine. Nous sommes parvenus à l'équilibre en 2021. Si on gagne de l'argent cette année, nous réinvestirons pour mieux accueillir les festivaliers. Aujourd'hui, nous faisons avec les moyens du bord.
Le Monde a lancé le 7 avril une édition numérique en anglais. Pourquoi lancer maintenant Le Monde en version anglaise ?
Il s'agit d'un projet qui avait déjà été évoqué en 2014. Mais les outils de traduction automatique n'étaient pas suffisamment performants à l'époque. Or, nous avons besoin de ces outils car il serait beaucoup trop coûteux de traduire les textes à la main. Nous avons donc privilégié le développement d'une offre sur Le Monde Afrique, pour nous implanter davantage dans le monde francophone. Aujourd'hui, nous avons les moyens de mettre en place un système où les articles sont traduits par des outils automatiques, puis relus par des humains.L'idée du « Monde in english » est de produire exclusivement des traductions de nos articles. Certaines dépêches en anglais pourront également être reprises sur l'actualité chaude, mais nous n'allons pas produire de contenus originaux.
Quel est l'objectif derrière ce lancement ?
Nous pensons qu'une partie des lecteurs anglophones pourrait être intéressée par le point de vue d'un journal français et européen sur l'actualité mondiale. D'autant plus que Le Monde a une réputation internationale, mais n'est accessible qu'à une partie très minoritaire de la population mondiale, soit les 250 millions de personnes francophones. Nous n'avons pas fait de grandes études marketing pour déterminer si le projet trouverait son audience.Mais de grandes marques de médias sont déjà très présentes sur ce créneau-là : la BBC, The Guardian, le New York Times et d'autres. Des échéances ont été fixées pour établir un bilan, comme on le fait avec nos projets. Pareil sur le projet podcast qu'on fait actuellement. C'est un projet pour lequel on fait venir des gens en CDD ou en piges. Si le projet devient viable, ils sont embauchés. Dans le cas contraire, le contrat s'arrête, c'est notre mode de fonctionnement depuis une dizaine d'années.
Combien d'articles par jour sont traduits ?
Nous avons démarré avec quelques dizaines d'articles traduits. L'objectif est d'arriver à soixante-dix, ce qui équivaut à plus de la moitié des contenus produits quotidiennement. Même avec la traduction automatique, cela demande beaucoup de travail, de temps et d'argent. C'est une offre importante, accessible par abonnements.Comment comptez-vous commercialiser cette édition ?
L'offre est accessible par abonnement. Nos abonnés français y ont accès automatiquement. Mais l'objectif est de chercher d'autres abonnés à des tarifs qui peuvent être adaptés en fonction des pays. Les plus grands marchés vont être situés aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Mais l'Asie nous intéresse aussi car il y a beaucoup d'anglophones.[1] Sur le numérique, Le Monde compte 450 000 abonnés. 90 000 sur le papier.
[2] « Journalistes, l'objectivité est-elle l'objectif ? », « L'info est-elle une arme de guerre ? », « Les médias au défi de l'hyper concentration », « L'obsession du bon », « Les frontières, protection ou prison ? », « Faut-il faire encore des enfants ? », « La transition écologique au défi des inégalités »