“La crise du covid-19 semble avoir réaffirmé le poids des médias d’information”
Comme chaque année, le Reuters Institute for the Study of Journalism publie son rapport sur la consommation de l'information dans le monde. Sur un panel de 90 000 personnes venant de 46 pays, l'étude de 164 pages fait le point sur les liens entre les médias et les consommateurs. Et bonne nouvelle, 44% des sondés estiment faire confiance aux médias, soit six points de plus que l'année dernière. On a échangé sur les principaux points du Digital News Report avec deux instigateurs de l'étude : Rasmus Nielsen, directeur du Reuters Institute et Nic Newman, Senior Research Associate au Reuters Institute.
L'une des conséquences positives de la crise est que l'indice de confiance envers les médias a grimpé de six points. Comment expliquez-vous cette vague de « confiance » ?
Rasmus Nielsen : L'une des choses qui détournent le plus le public de l'actualité, c'est la politique, en particulier les conflits partisans polarisés. Il semblerait qu'un besoin vital d'informations fiables associé à un désintérêt pour les désaccords politiques au profit d'intervenants crédibles, comme les médecins, les scientifiques et les infirmiers, puisse expliquer cette hausse de la confiance.Nic Newman : La crise du covid-19 semble avoir réaffirmé le poids des médias d'information dans le sens où la fiabilité de l'information ainsi que la contextualisation et l'explication des notions scientifiques ont été d'une importance critique, devenant parfois même des questions de vie ou de mort. Dans l'ensemble, les médias ont su présenter les faits et les observations liés au covid-19 et répondre aux questions du public. En parallèle, la crise a également eu pour effet d'évincer de l'actualité l'information politique partisane qui, on le sait, peut miner la confiance dans certains pays. Ce n'est peut-être que temporaire mais, dans presque tous les pays, on voit que le public accorde plus d'importance aux sources d'informations vérifiées et fiables.

Désormais, l'un des principaux défis est de capitaliser sur cette confiance et de séduire encore plus ce public. Pensez-vous que les médias qui ont vu leur public croître seront capables de le retenir ?
R.N : Notre analyse suggère que les marques les plus fiables sont les plus susceptibles de capitaliser sur la croissance enregistrée au cours des douze derniers mois.N.N : Je pense qu'on commence à voir poindre une certaine lassitude de l'information à mesure que la crise s'éternise et que la consommation revient à un niveau plus modéré après un premier sursaut vertigineux. Avec la fin du télétravail et les retrouvailles entre amis et collègues, le rôle des médias va de nouveau évoluer mais, comme vous l'avez dit, le principal défi sera de capitaliser sur les techniques et approches qui ont fonctionné auprès du public et de jouer à l'avenir un rôle positif dans la critique des gouvernements et des politiques sanitaires.
S'agissant de la confiance envers les médias, la Finlande arrive en tête (65 % ). Par ailleurs, si le nombre d'utilisateurs disposés à payer pour accéder à l'information reste faible, les plus motivés sont les Norvégiens, dont 45 % ont souscrit un abonnement en ligne à un média d'actualité. Comment expliquez-vous la bonne relation qu'entretiennent les pays nordiques avec leurs médias ?
R.N : Les pays nordiques sont des cas à part, notamment parce qu'ils sont riches, qu'ils ont une culture égalitaire et qu'ils ont toujours affiché un fort taux d'abonnement aux journaux papier. Mais ce succès s'explique aussi, en Norvège par exemple, par la stratégie adoptée. Des sociétés comme Schibsted et AMedia ont eu le nez creux en axant très tôt leur stratégie autour de leurs lecteurs, en s'appuyant sur les données et en construisant patiemment leur base d'abonnés payants.N.N : Ces écarts sont principalement liés au niveau de cohésion ou de dissonance dans la société au sens large. Les habitants des pays nordiques ont davantage confiance en leurs institutions et les médias publics de confiance, qui ont pour mission de s'adresser à tous les publics, y jouent un plus grand rôle que dans beaucoup d'autres pays. Le débat politique est aussi, dans l'ensemble, moins polarisé, ce qui favorise la confiance.
«Pour moi, la presse papier connaît un déclin inexorable en tant que source d'information de masse»
La crise sanitaire a précipité le déclin de la presse papier. Vous évoquez un autre « clou dans son cercueil ». Le coronavirus a-t-il tué la presse papier ? Ou y a-t-il encore de l'espoir pour ceux qui croient en son avenir ?
R.N : Pour moi, la presse papier connaît un déclin inexorable en tant que source d'information de masse. Dans les pays où la population a accès à Internet, elle devient un média de niche réservé aux personnes âgées, un genre de Twitch ou de TikTok pour retraités.N.N : Ce qui est sûr, c'est que la crise du covid-19 a accéléré la chute des quotidiens papier en raison des problèmes de distribution rencontrés pendant la pandémie et des restrictions de déplacement. En 2020, on a constaté une baisse importante de la proportion de lecteurs de journaux papier dans presque tous les pays. D'un autre côté, certains éditeurs signalent une augmentation des ventes le week-end. Au cours des années à venir, on devrait voir de plus en plus de publications réduire leur tirage en semaine pour se concentrer sur leur version numérique. Une partie des tirages papier devrait continuer à publier des contenus d'opinion et de spécialité, mais à une fréquence moindre.
Le rapport fait état d'une « hausse significative des paiements » dans certains pays occidentaux. Les abonnements sont-ils la solution pour l'avenir des médias ?
R.N : De plus en plus de titres adoptent un modèle économique par abonnement qui se révèle payant. Mais rappelons que la majorité des consommateurs trouve les abonnements trop chers et que, sur le marché des abonnements aux médias en ligne, seuls les plus gros poissons s'en sortent. C'est donc un modèle qui fonctionne pour certains consommateurs et certaines marques, mais pas pour tous.N.N : Pas pour tous les médias. Certains médias d'information de qualité bien spécifiques peuvent désormais envisager l'avenir durablement en associant revenus issus des abonnements, de la publicité et des événements, mais ce sera beaucoup plus compliqué pour la presse locale et les tabloïds, qui ne suscitent pas le même appétit pour l'information payante en ligne. De plus, les jeunes lecteurs en particulier veulent pouvoir accéder facilement à plusieurs titres sans être limités à une ou deux publications, alors même qu'ils sont prêts à payer pour accéder à l'information. Donc, en résumé, ces modèles d'abonnements conviennent à certains éditeurs, mais pas à tous les lecteurs.
Dans la plupart des pays, une poignée de marques nationales domine le marché, reflet d'une dynamique où seuls les plus gros poissons s'en sortent. Comment des acteurs plus limités, en termes de moyens, peuvent-ils survivre dans un monde numérique ?
R.N : C'est un marché très difficile pour les petits acteurs et il n'y a pas de réponse toute faite. Nos recherches suggèrent que, pour le public, tout ce que la presse locale pouvait offrir est désormais proposé de façon plus pratique et plus séduisante par d'autres. Les titres locaux et spécialisés doivent définir avec une précision extrême leur public cible et ses besoins pour se faire une place durable dans cet environnement incroyablement concurrentiel.N.N : C'est le plus grand défi qui attend les médias. Les médias de niche qui séduisent un public bien spécifique peuvent envisager un modèle basé sur les dons ou les abonnements, sans oublier qu'Internet permet aux start-ups et aux individus (ex. : la plateforme de publication de newsletters Substack) de se développer avec un coût de distribution minime. Tout cela multiplie les options et la pluralité d'opinions mais le principal défi concerne le journalisme d'intérêt public et le journalisme local, pour lesquels les modèles actuels fonctionnent de moins en moins. On entend déjà de plus en plus d'appels à un financement public ou participatif pour aider ces acteurs essentiels de l'écosystème médiatique à survivre, ce qui pose la question de l'indépendance des médias et de l'adhésion des citoyens à une telle utilisation de l'argent public.
L'âge moyen des abonnés aux journaux en ligne est élevé : 45,5 ans en France. Les jeunes ont-ils été bercés par la culture du tout gratuit ?
R.N : Quand on compare d'autres facteurs, comme l'intérêt pour l'actualité, on remarque que les jeunes ne sont pas moins prêts à payer que les autres. Ils s'abonnent d'ailleurs souvent à d'autres produits et services en ligne, comme les jeux vidéo, la musique ou la vidéo à la demande. Reste qu'ils ne sont pas convaincus que les médias d'information leur proposent quelque chose qui mérite leur attention, et encore moins leur argent. À eux de les convaincre du contraire.N.N : Oui, les dirigeants de l'industrie admettent que des erreurs ont été commises par le passé et qu'il est difficile de lutter contre l'idée que l'information est et doit rester gratuite, implantée chez de nombreux consommateurs. Mais il devrait être possible de les faire changer d'avis. Les jeunes sont prêts à payer pour des services en ligne qu'ils apprécient, comme Netflix ou Spotify. Ils pourraient faire pareil pour l'information si le produit et le prix leur convenaient. Il y aura toujours des modèles gratuits d'accès à l'information sur Internet, comme il existe des journaux gratuits entièrement dépendants de la publicité. Mais l'avenir de la presse sera un mélange de modèles payants, gratuits et mixtes avec du contenu plus qualitatif. Les éditeurs doivent prendre conscience de ce changement et cherchent de plus en plus des moyens de proposer du contenu plus distinctif pour lequel les lecteurs sont prêts à payer.
«Selon moi, l'avenir des médias locaux se construira autour des contenus qu'ils proposent et de leur communauté»
On a beaucoup parlé de l'importance pour les médias d'un modèle orienté services. Ne serait-il pas dans l'intérêt des médias locaux d'étudier cette stratégie pour concurrencer Google sur ce terrain ?
R.N : Ce n'est évidemment qu'en donnant au public ce qu'il veut et ce dont il a besoin, et en évaluant de façon réaliste des autres sources qui peuvent le leur offrir, que les médias d'information parviendront à tirer leur épingle du jeu dans cette lutte ultra-concurrentielle pour leur attention.N.N : Je ne suis pas sûr que les médias d'information locaux puissent rivaliser avec Google sur le plan des services. Les agrégateurs sont mieux placés, grâce à leur technologie et leurs données, pour proposer des contenus locaux aux clients. Selon moi, l'avenir des médias locaux se construira autour des contenus qu'ils proposent et de leur communauté. L'utilisation des données et les services peuvent en faire partie mais générer des discussions et organiser des événements sur les sujets importants en s'appuyant sur une vraie connaissance des centres d'intérêt de la communauté, ce n'est pas à la portée de Google ni des autres grandes plateformes de la tech.