Les 6 prédictions médias 2023 du Nieman Lab
Comme chaque année, le Nieman Lab, le laboratoire du journalisme de Harvard, met en avant les prédictions médias des personnes les plus « brillantes » du milieu du journalisme américain. Voici notre sélection.
Montrer que le journalisme est un travail d'équipe... par une mention complète des crédits !
Produire un article, un podcast, un documentaire est un travail d'équipe, le produit d'une intelligence collective : l'éditeur choisira la photo adéquate, le community manager sera capable de synthétiser un article compliqué, le journaliste de données vérifiera les infos... Pourtant, de nombreux médias ne créditent bien souvent que la plume. Le secteur de l'audio est coutumier de ses pratiques et mentionne rarement les producteurs et les rédacteurs qui s'agitent dans les coulisses des podcasts et émissions de radio, rappelle la journaliste Alex Sujong Laughlin. « Ne pas créditer la production perpétue le mythe selon lequel le podcasting est le produit d'animateurs singulièrement charismatiques, ce qui est au mieux naïf et au pire destructif », estime-t-elle.Il faut rendre à César ce qui appartient à César et créditer les travailleurs de l'ombre. « Le crédit n'est pas une stimulation de l'ego. C'est un reflet direct de la valeur perçue qu'une personne apporte à une organisation. Qui est crédité est directement lié à qui reçoit plus d'opportunités », explique-t-elle, dans un contexte d'hyperconcurrence.
Elle plaide pour de meilleurs processus de publication qui intégreraient des mentions de crédits plus complètes, à l'image de The Markup.


Inciter les journalistes à défendre en public leur profession
« Cette année, les journalistes doivent commencer à faire campagne pour le journalisme », souligne la journaliste Ayala Panievsky. Il s'agit de montrer en quoi le journalisme, même si imparfait, reste nécessaire dans un monde morcelé. « La rhétorique anti-médias et les campagnes de délégitimation adoptées par les élites de droite affectent durablement les médias et polarisent la perception des médias publics, sapant ainsi leur capacité à demander des comptes aux personnes du pouvoir », explique-t-elle. Qui plus est, ce constant dénigrement incite les journalistes à pratiquer l'autocensure, à se draper dans le silence. Il s'agit de pouvoir répondre aux critiques, de présenter des contre-arguments aux accusations portées contre le journalisme, si on veut à nouveau regagner le cœur et la confiance des lecteurs. Les arguments vagues sur la « sauvegarde de la démocratie » sont trop abstraits pour parler à qui que ce soit.Une des solutions ? Publier des rapports annuels accessibles où les journalistes exposent en quoi leurs reportages ont été utiles, en quoi ils ont aidé concrètement à la vie quotidienne de leurs lecteurs, qu'est-ce qui a été fait pour dénoncer la discrimination, la corruption ou l'exploitation. Rentrer dans le concret : « Si "le chien de garde de la démocratie" reste un terme vague qui n'a pas grand-chose à voir avec la vie des gens, personne ne s'en souciera quand il s'effondrera », estime la journaliste.
S'intéresser aux offres croisées
À l'image du Monde, qui vient de lancer une offre croisée avec le New York Times – une opération qui offre aux abonnés des titres un abonnement remisé –, 2023 serait l'année d'une « reconstruction du bouquet d'informations », d'après le journaliste Brian Moritz.« On assiste à la montée en puissance des offres groupées dans le domaine du divertissement et du streaming. Comme beaucoup d'entre vous, je m'abonne à Hulu, Disney+ et ESPN+ pour un prix combiné, et mon abonnement à HBO Max fait partie de mon forfait de téléphonie mobile AT&T. Ces offres groupées contribuent à résoudre le problème de l'apocalypse des abonnements, à savoir la surabondance de services de streaming, explique-t-il. En 2023, je pense que nous commencerons à voir des offres croisées similaires chez les médias. »
Faire briller la personnalité des journalistes sur TikTok
En 2023, « ça ne sera pas juste des comptes de médias qui vont poster des TikTok. Ce seront des reporters qui utiliseront leurs comptes personnels pour expliquer leur travail ». Pour Jaden Moss, ce qui va attirer les jeunes chez les journalistes, c'est qui ils sont, avant ce qu'ils font. On apprécie le contenu, car l'on apprécie la personne.La Gen Z est en recherche d'authenticité et de transparence de la part des figures publiques, « et les journalistes seront plus prêts que jamais à être transparents». Ils ne veulent pas seulement qu'on leur transmette de l'information, ils veulent voir les coulisses.
Dans un contexte où la méfiance envers les médias n'a jamais été aussi forte, cette relation de proximité entre le journaliste et son audience pourrait aider à regagner cette confiance perdue.
Et c'est sur TikTok que va se créer ce lien. La plateforme chinoise a bien évolué depuis ses débuts. C'est le moteur de recherche le plus utilisé par la tranche d'âge des 18-24 ans. Avec ses 1,5 million d'abonnés sur TikTok, le Washington Post prouve bien que c'est là que la jeune génération se trouve et qu'elle est tout autant en demande d'information. Mais ces abonnés, ce n'est pas la marque Washington Post qui les attire le plus, ce sont les journalistes (désormais des figures publiques à part entière) qui les font venir, dont Dave Jorgenson est la figure de proue.
Repenser l'innovation au sein des médias
Les équipes d'innovation se heurtent souvent aux résistances de la direction. Les médias seraient plus intéressés par le fait de paraître innovants, plutôt que de l'être vraiment, estime le designer Johannes Klingebiel.Les nouveautés technologiques, souvent présentées comme des révolutions, s'évanouissent dans un « tas d'argent brûlé » : les chatbots, la blockchain, le Web3, la 5G. Leur révolution est encore attendue, tout comme l'intelligence artificielle et le metaverse.
Les problèmes systémiques au sein des médias sont nombreux et de nouvelles stratégies dans leurs organisations sont possibles. Pour 2023, « les groupes de médias ont besoin d'un autre type d'unité stratégique, capable d'aller au-delà de la simple innovation et de s'orienter vers un véritable changement », espère Johannes Klingebiel.
Tabler sur le divorce entre journalisme et capitalisme
« C'est le capitalisme qui favorise la dégradation de nos médias d'actualité, en désinvestissant dans le journalisme local, en utilisant les médias sociaux pour capter notre attention et nos données, et en dévalorisant les conditions de travail des travailleurs des médias. » Pour Victor Pickard, le constat est clair : 2023 sera enfin l'année où le journalisme se détachera du capitalisme.Bien qu'il soit l'ennemi numéro 1, nous n'aimons pas le pointer du doigt. Pour justifier les difficultés de l'industrie, l'on préfère dénoncer l'évolution des attentes de l'audience, les perturbations causées par les nouvelles technologies ou les milliardaires propriétaires de groupes de médias (Elon Musk, Rupert Murdoch). « Mais le coupable central qui échappe à toute surveillance, c'est bien le capitalisme. »
Plusieurs solutions sont possibles : des médias à but non lucratif ou des médias publics financés par l'audience. Le développement de syndicats de journalistes pour défendre leurs intérêts. « Il faut protéger le bien commun qu'est le journalisme des motivations commerciales afin de préserver les composants de la démocratie. »