« Confiance, utilité, facilité : le combo qualité de la presse qui permet de capter et fidéliser les abonnés »
Après avoir travaillé pendant près de quinze ans pour la presse en ligne – ELLE, L'Obs, Sciences et Avenir mais aussi Challenges où elle a occupé le poste de Directrice numérique déléguée –, Marion Wyss a aujourd'hui fondé sa propre société. Avec l'éditeur de paywall dynamique Poool, elle a lancé Underlines, une agence qui conseille les éditeurs sur les stratégies de revenue. Pour Story Jungle, elle nous livre sa vision sur le futur économique de la presse. Un avenir qui dépendra – entre autres – de la qualité des contenus des médias.
Le modèle publicitaire est à bout de souffle dans les médias. Pourquoi ne suffit-il plus ?
Marion Wyss: Le modèle publicitaire ne suffit plus pour plusieurs raisons. La première tient au fait que la captation du marché publicitaire passe aujourd'hui essentiellement par Google et Facebook, on parle en général de 80 % des recettes mondiales. La part de gâteau qui revient aux éditeurs de presse ne cesse donc de se réduire. La deuxième raison concerne les évolutions d'usages : les audiences des médias se déportent de plus en plus vers le mobile, où les formats publicitaires sont plus petits, moins engageants. Rajoutons à l'équation le développement des adblockers, qui coupe les inventaires pub d'un bon cinquième de leurs impressions. Enfin, les récentes avancées des navigateurs pour limiter les cookies tiers remodèle le paysage publicitaire, et limitera prochainement les ciblages. Aujourd'hui, le modèle uniquement publicitaire est dépassé pour la presse. Il y a cette phrase que j'aime beaucoup : "Les journaux ont vendu pendant 10 ans de la publicité, au lieu de vendre du journalisme. Ils ont vendu la mauvaise chose, pendant trop longtemps." C'est Tracy De Groose de Newsworks qui a dit cela, en fin d'année dernière. Et c'était si simple, si juste, que cela a eu une énorme résonance.«Se concentrer sur l'engagement des lecteurs sert tous les business models, à la fois celui de l'abonnement et celui de la publicité»
D'autres types de monétisation existent. Notamment le revenu lecteur, qui prend une part de plus en plus importante dans les stratégies médias...
M.W.: En effet, les revenus provenant des lecteurs est LE sujet.. Il peut prendre différentes formes : l'abonnement, les ventes d'articles ou d'archives à l'acte, les différentes formes d'engagement... Un lecteur très engagé sur un site média va avoir une navigation très qualitative et intéressera forcément l'annonceur. Se concentrer sur l'engagement des lecteurs sert tous les business models, à la fois celui de l'abonnement et celui de la publicité. "La croissance des abonnements numériques nous a apporté de la croissance en publicité", partageait récemment Chris Mitchell, Chief Business Officer de Condé Nast. Et ce n'est pas étonnant ! Mais ce qui est sûr, c'est que diversifier ses sources de revenus est la priorité numéro un, et que chercher à développer les revenus provenant des lecteurs est plus "fair" pour le journalisme, bon pour la qualité de l'écosystème, et pérenne pour tout le monde.
Quel est votre mantra ?
A ship in harbor is safe, but that is not what ships are built for.Quel est votre gourou ?
Mes associés.Comment libérez-vous vos chakras ?
En pratiquant la méditation.Sur quels critères peut-on dire qu'un lecteur est engagé ?
M.W.: Le plus simple, c'est de mesurer l'engagement en comptant la fréquence des visites. Je travaille beaucoup avec l'équipe et les outils de Google News Initiative, qui considère par exemple qu'un lecteur est très engagé (un « Brand lover » !) à partir de 15 visites par mois, ce qui équivaut à une visite tous les deux jours au moins.En e-commerce, on mesure l'engagement des clients avec le modèle RFM : Récence, Fréquence, Montant. En presse, on remplacera Montant par Intensité (ou Volume). Cette méthode RFM donne un score, qui prend donc en considération le nombre d'articles lus par visiteur, par session, le taux de rebond. On peut aussi ajouter le temps de visite, mais c'est une donnée que je n'aime pas beaucoup utiliser. Pour certains médias, certaines rubriques, un temps de lecture très court peut aussi être synonyme d'une bonne nouvelle : l'internaute a trouvé très rapidement la réponse à sa question, ce qui prouve que le site est bien fait, la page correctement référencée et que la hiérarchie de l'information est adéquate. Des temps de visites très courts ne signifient pas forcément que l'engagement est mauvais : pensez aux médias sportifs, rubrique résultats des matchs !
Pour convertir les lecteurs en abonnés, vous utilisez les paywalls dynamiques. Pouvez-vous nous expliquer le principe ?
M.W.: Attention, les paywalls dynamiques ne sont pas la raison pour laquelle un lecteur s'abonne à un média. C'est la qualité du contenu, la confiance que les lecteurs ont dans le titre, l'utilité et la facilité d'utilisation des plateformes qui comptent.En revanche, les paywalls dynamiques servent effectivement les stratégies de conversion, comme un moyen, un outil : j'aime bien utiliser l'image du "pivot". Un paywall est effectivement un pivot qui oriente différents segments d'audience vers différents objectifs : abonnement digital, membership, abonnement newsletter, bref, vers l'engagement. Parfois aussi, il repousse, et le lecteur quitte le site. Mais ce n'est pas forcément une mauvaise nouvelle non plus.
Il faut considérer qu'il existe plusieurs segments d'audiences avec des appétences différentes pour chaque contenu. Un visiteur qui vient tous les trois mois occasionnellement n'a pas la même "valeur commerciale" qu'un visiteur qui lit quotidiennement, et n'a pas les mêmes attentes, le même attachement au titre. Les paywalls dynamiques permettent d'optimiser les revenus générés par utilisateur, le fameux ARPU, en adaptant les parcours au profil de chaque lecteur.
«Fidéliser coûte moins cher que de recruter de nouveaux abonnés, c'est une évidence»
L'acquisition d'un nouveau client coûte jusqu'à 25 % plus cher que la conservation d'un client existant. Diriez-vous que le problème des stratégies médias aujourd'hui est qu'elles se concentrent davantage sur l'acquisition plutôt que sur la rétention d'abonnés ?
M.W.: Fidéliser coûte moins cher que de recruter de nouveaux abonnés, c'est une évidence. Installer une habitude prend du temps, faire consommer implique des dépenses en promotion importantes. Ces vingt dernières années, les médias se sont surtout concentrés sur l'acquisition d'audience, et non l'acquisition d'abonnés. La conséquence ? Pour certains (pas tous, heureusement !), des stratégies éditoriales affectées par la recherche de clics, de partage, de "buzz". Ce qui, vous le devinez, ne fidélisait ni les lecteurs... ni les annonceurs. C'est le directeur adjoint de Medill, Tim Franklin, qui a dit : "De nombreux médias se sont concentrés massivement sur l'acquisition de nouveaux abonnés numériques. Mais ils ont besoin de stratégies pour fidéliser à long terme les abonnés qu'ils ont déjà. Sinon, ils ne font que verser de l'eau dans un seau qui fuit."Une étude Spiegel de deux médias montre clairement une rétention plus élevée chez les abonnés qui ont accepté de recevoir les newsletters. Quels sont les autres moyens pour fidéliser son audience à long terme ?
M.W.: Un ancien CDO de The Economist évoquait l'importance d'instaurer des points de contact réguliers avec l'abonné, juste après son abonnement, et notamment le téléchargement de l'app mobile. C'est de cette façon qu'ils arrivaient à créer de l'usage. Et c'est effectivement en créant de l'usage qu'on parvient à fidéliser : imaginez-vous continuer à payer un service que vous n'utilisez pas ? La question du prix est également intéressante, et je n'ai pas de réponse immédiate. Mais je travaille en ce moment beaucoup sur ces sujets !Tout comme la newsletter, le podcast est sur le devant de la scène. Pensez-vous qu'il s'agit d'un outil efficace pour croître ?
M.W.: Pour croître, sûrement. La question, c'est pour croître sur quoi. Sur quels indicateurs ? L'intérêt du podcast tient au fait qu'il est récurrent, puisqu'il se présente sous forme d'épisodes, de séries. Puisqu'il crée de la récurrence, le podcast sert beaucoup dans la fidélisation des lecteurs/auditeurs et a donc toute sa place dans une offre abonnés. Souvent très quali, il sert aussi beaucoup l'image du média. Enfin, il est intime, et se loge au creux de votre oreille, vous murmure. Quelle meilleure forme d'engagement ?Mais est-ce qu'il sert vraiment à convertir ? Est-ce qu'on s'abonne à un média pour un podcast, donc une partie de l'offre seulement ? Est-ce que c'est un élément décisionnel ? Je ne sais pas.
Quel avenir pour le journalisme ?
M.W.: Je pense que l'on n'a pas d'autre choix que d'être optimiste. Tous les titres de presse qu'on connaît aujourd'hui en France ne sortiront pas indemnes. Et ce n'est pas forcément grave, à mon sens. En revanche, un avenir sans information fiable, de qualité et indépendante est non-négociable, et j'espère pouvoir, comme le colibri, faire ma part.Crédit photo : Christophe Caudroy