Anne-Claire Genthialon : « Le métier passion comporte une promesse individuelle : celle de l’accomplissement d’une destinée»
Le métier passion consume tout autant qu'il fait vibrer. C'est cette relation ambivalente que décortique Anne-Claire Genthialon dans Le piège du métier passion, publié aux éditions Alisio.
Pendant six ans, dans l'attente d'un CDI qui ne viendra pas, elle sera ainsi l'éternelle « collaboratrice extérieure », comprendre « pigiste », d'un média prestigieux. Média, d'ailleurs, qui s'indigne régulièrement dans ses pages sur la précarité et la souffrance au travail. La désillusion sera cruelle. En partant de son expérience personnelle, elle livre ainsi un récit riche et subtil sur le rapport au travail, à l'ère de sa flexibilisation, étayé par des analyses statistiques, sociologiques, économiques et psychologiques. Un essai utile pour ceux qui se sentent aliénés par un métier passion et qui souhaitent sortir de cette servitude volontaire. Interview.
Quelle était votre vision du marché du journalisme avant de débuter ?
J'ai toujours voulu exercer ce métier. Si j'ai beaucoup fantasmé le métier dans ma prime jeunesse, j'ai rapidement été confrontée à la réalité : j'ai fait très tôt des stages avant même d'entrer dans une école de journalisme. À l'école de journalisme, la précarité et le statut de pigiste n'ont jamais été occultés. Les intervenants – des professionnels du métier – nous informaient des évolutions du marché du travail. J'ai terminé l'école en 2010. La crise de 2008 frappait le marché du travail à l'époque. On savait que le CDI en sortie n'existait plus. On nous donnait des stratégies, lancées sur le ton de la blague : « Si vous voyez une femme enceinte, c'est votre chance. » Un congé maternité signifiait l'assurance d'un CDD un peu long. J'étais préparée à encaisser cette précarité qui s'accompagne des débuts dans la profession.
Les premiers pas, c'est d'abord l'émerveillement ?
J'entame un CDD dans un quotidien national, dont l'aura fait fantasmer. Je croise certaines plumes, des rock stars pour moi. Je ressens alors une immense fierté de pouvoir travailler à leurs côtés. Je profite d'une certaine émulation et du sentiment éphémère d'avoir atteint une plénitude professionnelle. Par la suite, je deviens pigiste pour eux. Cela signifie avoir un pied dans la rédaction, un pied à l'extérieur. Vous faites partie d'un collectif sans vraiment y appartenir. Ce statut engendre un mode de vie particulier, puisque vous n'êtes pas sur le même plan d'égalité avec les autres salariés, même avec les CDD. À la pige, vous êtes payés à l'article. Il faut être dans un état de rendement, de productivité permanente. Le rapport au temps devient vicié. On devient obsédé par sa propre productivité. On se transforme en VRP de soi-même : on doit se vendre en permanence, avoir la bonne idée, ne pas se faire oublier. Des tâches indispensables, dans un contexte de concurrence exacerbée entre pigistes.Vous évoquez également une docilité totale envers l'employeur, du fait de votre statut...
Mon ambition était de me faire embaucher. Le marché du travail était tel que cela paraissait être un vœu pieux. L'embauche en elle-même relevait presque du fantasme. Dans la mesure où vous voulez être le candidat idéal pour cette entreprise, vous ne voulez pas faire de vagues. Vous ne souhaitez pas être estampillé fauteur de trouble. On ne va pas se mettre en position de revendiquer quelque chose parce que ça remettrait en question notre engagement, notre ardeur à vouloir absolument faire ce métier.Vous écrivez : « Désormais on veut vivre le grand frisson, les élans, et les tourments avec son métier. Le métier qu'on aime nous définit ».
Quelle est votre définition du métier passion ?
On peut tous avoir un métier passion. Cela ne concerne pas seulement la sphère artistique. Le métier passion comporte une promesse individuelle : celle de l'accomplissement d'une destinée. Il faut que cela soit le match parfait, comme dans une relation amoureuse. De cet épanouissement professionnel découlera la réalisation personnelle. Un ingénieur m'a raconté que lors d'un entretien d'embauche, on lui a proposé un salaire qui n'était pas mirobolant, sous couvert qu'il s'agissait du « salaire de la passion ».À partir de quel moment votre rapport au travail est-il devenu problématique ?
Il y a eu un lent délitement. Le métier passion et la vie de pigiste entraînent une vie reportée, précaire. On reporte toutes les décisions, qu'elles soient importantes ou anodines – faire un enfant, prendre un abonnement dans une salle de sport. Ce n'est jamais le bon moment : on espère toujours un moment où on gagnera un peu plus en stabilité. Les premières années peuvent être galvanisantes, mais on s'épuise rapidement. Car il faut toujours se montrer en état d'hyper-disponibilité. Les déceptions s'accumulent. Quand on élabore toute une stratégie dans l'idée de se faire embaucher, quand vous voyez deux postes vous passer sous le nez alors qu'on vous certifiait qu'il n'y avait pas d'embauche possible, cela crée de profondes désillusions. Par ailleurs, le métier passion entraîne un emmêlement de mes identités : mon identité professionnelle devenait mon identité personnelle. Il n'y avait pas de frontière entre les deux. J'étais journaliste. Et parce que j'étais journaliste, j'étais curieuse. Tout passait par le prisme du journalisme et encore plus de cet employeur. J'étais journaliste dans ce média donc j'étais impertinente. Or, quand la sphère professionnelle s'est effondrée, j'ai sombré avec toute entière, sans avoir de garde-fou.En quoi la conception du métier passion est-elle très individualiste ?
Le métier passion rentre en résonance avec les grandes évolutions du marché : l'individualisation des parcours et des statuts. On détricote tout ce qui peut être de l'ordre du collectif pour être dans des trajectoires personnelles. Il s'agit d'être l'entrepreneur de sa carrière. C'est une logique très capitaliste, libérale. Cette logique commence dès Parcoursup où il faut que les futurs bacheliers fassent le bon choix d'orientation. S'ils s'orientent mal finalement, c'est leur faute. Quand on est au chômage, il faut savoir rebondir et se lancer dans l'autoentrepreneuriat. On est les capitaines de notre carrière. Cette vision ne remet jamais en question les aléas du système.Comment se protéger de la destruction que peut amener un métier passion ?
Je ne suis pas la mieux placée pour répondre puisque cela a été dévastateur pour moi. Pour se préserver, on m'a beaucoup dit qu'il faut exercer un métier raison. Je pense très sincèrement qu'il n'existe pas un métier où on ne vous demande pas de mettre un petit supplément d'âme. C'est un leurre de penser qu'on se cantonne à sa fiche de poste. Il est important d'avoir de l'intérêt pour ce que l'on fait, sinon c'est un peu tragique étant donné le temps passé au travail. Tout est une question d'équilibre à trouver.
Est-ce que vous vous estimez guérie ?
Je n'aime pas la tendance actuelle de faire des happy ends : il fit son burnout et grâce à cette étape il ouvre un commerce bio. Les histoires de souffrance qui vont sublimer une vie professionnelle sont dangereuses car elles mettent une pression pour se reconvertir à tout prix. La reconversion n'est pas donnée à tout le monde. Les échecs existent. Pour ma part, j'ai désormais une relation plus saine au travail. J'aime ce que je fais mais je ne me définis plus par ça.Mais je conserve des stigmates de cette expérience parce qu'il y a la peur de retomber dans la précarité, la quête de productivité, la hantise du temps mort, de perdre du temps, une certaine docilité. Ce sont des expériences destructrices pour la confiance en soi.