« Les newsletters offrent à nos contenus une vraie audience »
Prix Albert-Londres de reportage en 2001 pour son travail en Iran, rédacteur en chef adjoint du Temps et directeur adjoint du Monde, fondateur de Bondy Blog, le journaliste Serge Michel a cofondé Heidi.news, un nouveau média suisse. La publication s'articule autour de « flux » – des articles thématiques rapides à lire –, des « explorations », enquêtes qui se déroulent sur plusieurs épisodes et une newsletter quotidienne, pierre angulaire du média. Pour Story Jungle, Serge Michel évoque l'importance de la complémentarité des formats, la newsletter pensée comme un média à part entière, et la « standardisation des articles » en général. Entretien.
S.M.: Pouvez-vous présenter la genèse de Heidi.news et ses objectifs en quelques mots ?
Serge Michel: Heidi.news a été lancé au printemps 2019. Il s'agit d'un média en ligne sans publicité, basé à Genève – dans une région où plusieurs journaux ont disparu ces dernières années. L'idée était de créer un média qui recréerait une certaine diversité dans l'information et de démarrer sur des thématiques spécifiques, de manière approfondie : santé et sciences, pour l'instant. Ce sont des sujets que les autres médias – en tout cas en Suisse – traitent moins qu'avant.«Les newsletters offrent à nos contenus une vraie audience »
Lors de la conférence à Sciences Po consacrée au long format, vous avez déclaré : « La newsletter à 6 heures du matin, c'est ce qui fait lire des papiers de 10 000 à 20 000 signes. » Diriez-vous que la clé pour toucher le public est de savoir manier différentes temporalités ?
S.M.: Exactement. Les flux, les explorations et la newsletter ont été pensés en complémentarité. La newsletter appelée Le Point du jour est le format qui fonctionne le mieux. Gratuite, elle est envoyée tôt dans la matinée, six jours par semaine. Notre souhait était d'aborder la journée à venir, plutôt que les informations de la veille. On y glisse des liens de nos contenus et une curation du meilleur d'ailleurs. C'est de cette façon qu'on obtient le plus gros taux de lecture de nos enquêtes. Les newsletters offrent à nos contenus une vraie audience. Celle du samedi est la plus ouverte, et le créneau de 6 heures du matin s'inscrit dans le rythme de nos lecteurs. Rapide à lire – pas plus de trois minutes –, elle donne des idées pour la journée. Nous ne pouvions pas nous permettre de créer d'emblée un média généraliste, mais cette newsletter permet d'aborder des thèmes plus larges. Elle part chaque jour d'une ville différente: Hong Kong, Tel-Aviv, Zurich, Dakar, Boston, parfois Moscou. Chaque ville a son journaliste attitré. Elle est conçue comme un JT, un flash radio. C'est une porte d'entrée efficace.Quels conseils donneriez-vous à des médias qui souhaiteraient lancer leur newsletter ?
S.M.: Je pense qu'il faut l'imaginer comme un vrai média en elle-même. À Heidi.news, nous lui avons donné un nom spécifique, un titre identifiable Le Point du jour. Le fait d'attribuer à la newsletter une appellation lui confère un statut à part entière, et pas seulement un résumé de l'actualité ou des contenus préparés par le média qui l'envoie. Il faut également réfléchir à l'objet du mail. En général, nous choisissons un titre avec trois sujets, trois faits qui accrochent (« Victoire de Tsai, étonnantes moisissures et les veines terrestres » ; « Fausse neige à Moscou pour les 20 ans de Poutine, cannabis canadien décevant et caviar russe en voie de disparition »). On travaille également sur le côté personnalisé de la newsletter. Chaque journaliste se présente avec une formule de salutation. Nous avons cinq plumes, chacune existe pour elle-même.
Quel est votre mantra ?
Avoir du plaisir au travail.Quel est votre gourou ?
Nicolas Meienberg (journaliste suisse, 1940-1993) et Albert Londres (vraiment, j'ai tout lu!).Comment libérez-vous vos chakras ?
En lisant The Economist au lit le dimanche matin et en ayant abandonné l'été dernier la moto pour un bon vélo électrique.Pensez-vous que le long format est également un moyen pour capter durablement l'attention de l'auditeur ?
S.M.: Oui. Je suis effaré par l'appauvrissement des formats journalistiques. Le long format permet de donner du sens, de faire vivre une expérience, de partager avec les lecteurs l'aventure qu'est encore et toujours notre travail. Chez Heidi.news, les taux de clics sur les enquêtes ne sont pas énormes. En revanche, ce sont les contenus qui nous apportent le plus d'abonnés. Les internautes sont sensibles à notre intention d'approfondir les sujets, d'aller au fond des choses. Nos « explorations » s'étalent sur deux mois, au rythme d'un épisode par semaine en moyenne. Et nous observons que des lecteurs s'en saisissent, même plusieurs mois après la fin de la parution du dernier épisode. Cela permet de construire des communautés sur des sujets spécifiques, au fur et à mesure de la publication. Seul le rythme hebdomadaire nous fait douter, je pense qu'il se perd comme habitude de lecture. Nous allons essayer prochainement de sortir des épisodes d'enquêtes à un rythme quotidien.Certains de nos longs formats font l'objet d'une revue imprimée après leur vie en ligne, à un rythme trimestriel. Le numérique a une réelle complémentarité avec le print – avec des temporalités complètement éloignées.
«Il y a une standardisation terrible du reportage et du texte journalistique en général, depuis ces vingt dernières années »
Lors de la conférence de Sciences Po dédiée au long format, le blogueur iranien Hossein Derakhshan proposait de penser les contenus à travers une narration « affective », à l'aide de scénarios et de vrais personnages. Pensez-vous que c'est une stratégie éditoriale à développer ?
S.M.: Absolument. Il y a une standardisation terrible du reportage et du texte journalistique en général, ces vingt dernières années. La majorité des articles décrivent un personnage en une seule phrase. Lorsque l'on est journaliste, l'intérêt est justement de rencontrer de vraies personnes, avec des histoires complexes, des personnalités impressionnantes. Pourquoi ne pas donner davantage de ces rencontres ? Les gens que nous rencontrons continuent d'exister, après l'article. C'est leur rendre justice que de faire vivre ces personnages dans nos articles. Lorsque je lis des articles dans la presse quotidienne, je suis souvent frustré de ne pas en savoir plus. La description d'un personnage ne peut pas tenir en deux mots, sa pensée se réduire à deux citations. L'intérêt est de donner de l'épaisseur.Chez Heidi.news, les contenus peuvent être à la fois en anglais et en français. Lors de la conférence, vous regrettiez que Le Monde ne publie pas des articles en anglais.
S.M.: Il y a eu beaucoup de projets pour traduire Le Monde en anglais. Beaucoup estiment qu'il est important de faire porter la voix de la France à l'extérieur. Je pense qu'un journal comme Le Monde devrait employer des anglophones qui écrivent et traitent des sujets directement en anglais, sans forcément traduire tout le reste. La langue n'est plus importante comme avant. Lorsque l'on traite par exemple des sujets pointus sur l'économie chinoise, on sait que leur audience, même à Paris, maniera l'anglais, au moins comme langue de travail . C'est un peu hardi, ce que je dis là, mais je trouve que l'équation Le Monde = langue française seulement pourrait être remise en question, tout comme un jour, l'équation Financial Times = lecteurs à Londres seulement a été remise en question... .«Les médias qui ont tout misé sur le tout publicitaire ne sont pas en forme »
Selon le rapport annuel sur les tendances des médias du Reuters Institute d'Oxford, la moitié des éditeurs sondés estiment que l'abonnement sera leur principale source de revenus à l'avenir. Est-ce que le modèle sans publicité de Heidi.news s'est imposé d'emblée ?
S.M.: Effectivement. Plusieurs critères sont rentrés en ligne de compte. En premier, le nombre de visites à atteindre pour que les tarifs publicitaires soient intéressants doit être considérable, même dans un petit pays comme la Suisse. Par ailleurs, le modèle publicitaire induit certaines publications, de qualités inégales. Vous avez besoin d'une quantité d'articles qui ne sont pas ce que vous aimeriez faire : votre liberté est restreinte. La publicité a tellement diminué ces derniers temps que cela ne semblait pas raisonnable de lancer un nouveau média sur un modèle en train de s'épuiser. Regardez les difficultés de BuzzFeed. Les médias qui ont misé sur le tout publicitaire ne sont pas en forme.Cela dit, je suis convaincu que la philanthropie privée et intelligente, comme celle pratiquée par la Fondation Bill et Melinda Gates avec une vingtaine de médias autour du monde, dont Le Monde et The Guardian, peut être une ressource complémentaire aux abonnements. La philanthropie, en France notamment, s'occupe depuis longtemps de culture, de science ou d'oeuvres sociales. Les médias sont un enjeu pour la survie de nos démocraties, ils méritent l'attention des fondations ! Chez Heidi.news, c'est encore modeste, mais nous avons couvert environ 10% de notre premier exercice par des donations, tout en respectant une stricte charte éthique.
Quels sont les grands défis qui attendent la presse demain ?
Reprendre la main dans un écosystème dominé par les communicants, qui ont engagé des journalistes à tour de bras pour servir des intérêts particuliers, et par la technologie. Il en va de l'avenir de la démocratie. Ah si seulement Google avait été inventé par les médias... "moteur de recherche", c'était le cœur de leur métier, non ?
Photo de Une : © Ecole de Journalisme de Sciences Po
Photo de la biographie : © Nicolas Lieber