La communication politique s’invite sur TikTok
Snapchat, Facebook, Twitter, Instagram et... maintenant Twitch et TikTok : la communication politique s'invite sur les nouvelles plateformes. Au mois de février dernier, le ministre-président wallon, Elio Di Rupo, s'est lancé sur TikTok. Aujourd'hui, le compte rassemble plus de 30 000 abonnés. Story Jungle a échangé sur le sujet avec Nicolas Dieudonné, en charge des réseaux sociaux d'Elio Di Rupo, et Nicolas Baygert, docteur en sciences de l'information et de la communication et enseignant à Sciences Po Paris.
Elio Di Rupo, le ministre-président wallon, est un personnage qui a dépassé les frontières. Il a investi TikTok en février dernier. Quel était le contexte ? Pourquoi choisir cette plateforme très prisée par les jeunes ?
«Notre réflexion a été de s'interroger sur la façon dont on pouvait toucher un public plus jeune – pas forcément conscient des actions politiques.»
Nicolas Dieudonné – Au mois de janvier dernier, une nouvelle équipe de communication, dont je fais partie, a intégré les rangs du ministre-président wallon. Nous sommes trois profils extérieurs au monde politique. Cette volonté de redonner un coup de frais s'est traduite par des actions de communication plus modernes. Je viens des médias. Je me suis vite aperçu que TikTok prenait de plus en plus d'ampleur, avec un vrai public de plusieurs millions de personnes. Notre réflexion a été de s'interroger sur la façon dont on pouvait toucher un public plus jeune – pas forcément conscient des actions politiques – et de façon efficace. C'est lors du carnaval de Binche – événement majeur en Belgique – qu'on a saisi l'opportunité de se lancer. On y voit le ministre-président wallon danser, au milieu d'un cortège de musiciens (la vidéo a atteint les 187 000 vues avec en fond la chanson de Carla « Bim Bam toi »).
S'est dessinée ensuite une stratégie cohérente : diffuser régulièrement du contenu, en s'adaptant aux codes de la plateforme. C'est-à-dire raconter aussi bien l'activité politique qu'aborder le background avec des moments de vie. L'idée est de créer de la proximité et d'éduquer la jeune génération à la politique, de se servir de ce canal pour conscientiser. Avec la crise sanitaire en cours, TikTok a servi de canal pour rappeler l'importance des gestes barrières : il souligne que le gouvernement est actif pour gérer cette crise. Jusqu'à maintenant le succès est au rendez-vous. On dépasse les 4,5 millions de vues actuellement, avec une série d'interactions et de commentaires.
«Il y a un risque que l'on ne retienne que les petites saynètes et que la performance ludique se substitue à la persuasion politique.»
Est-ce finalement un passage obligé pour les politiques d'investir les nouvelles plateformes, telles que TikTok ?
Nicolas Baygert – Effectivement. On s'attend à ce que les leaders politiques d'envergure, de premier plan investissent ce type de plateforme. Dans un contexte sanitaire inquiétant, il est pertinent de s'adresser aux jeunes citoyens là où ils se trouvent. Aujourd'hui, on fait face à une segmentation de l'audience, à une segmentation des plateformes. La communication publique et politique ne peut plus seulement passer par la télévision. C'est un temps révolu.Il est possible d'adapter sa communication sur TikTok en faisant quelques scènes potaches. Mais la dérision propre à la plateforme peut déteindre sur l'intégralité de votre posture communicationnelle. Il y a le risque que l'on ne retienne que les petites saynètes et que la performance ludique se substitue à la persuasion politique.
Est-ce un risque auquel vous êtes sensibles pour la communication d'Elio Di Rupo ?
N. D. – C'est toujours très borderline d'être présent sur une plateforme de ce genre. On veille toujours à ne pas franchir les limites et garder l'image d'un ministre-président. Notre but est de toucher un public qui n'est pas assez concerné par la politique. Le seul moyen d'attirer son attention ? Adopter les codes de la plateforme. Plusieurs leviers peuvent être mis en place : la musique, les tendances, les challenges. Je prends exemple sur Jean-Luc Mélenchon, qui s'est inspiré de Wejdene et son hit Anissa dans une courte vidéo TikTok où il s'adresse aux bacheliers : s'il y a eu beaucoup de railleries, le débat s'est créé entre les utilisateurs.Pour TikTok, nous n'avons jamais créé de vidéos à proprement parler - seulement une fois ou deux – à destination de TikTok. On met en musique un contenu, tout en faisant un montage dynamique. L'algorithme s'adapte pour mettre en avant les vidéos les plus divertissantes.
Des leaders d'extrême droite trouvent en TikTok un terrain privilégié. Comment expliquer ce phénomène ?
N. B. – C'est une tendance qui s'explique par le cordon sanitaire médiatique qui est imposé dans certains pays. Les médias traditionnels ne leur donnent pas la parole. Il y a cette volonté d'atteindre un public jeune, peu informé sur les casseroles de certaines de ses formations politiques d'extrême droite, populistes ou d'extrême gauche. Les partis d'extrême droite vont mettre en avant des profils d'influenceurs, des digital natives, des individus avec une fan base conséquente. Il y a un enjeu stratégique majeur. D'autant plus que ces formations-là dépensent beaucoup sur des plateformes comme Facebook avec de la publicité. Il y a vraiment un champ de bataille qui demande à être investi par les autres formations traditionnelles.Dans ce contexte, quel bilan tirez-vous neuf mois après votre lancement sur TikTok ?
N. D. – Un bilan très positif. Un échange s'est construit. Une vraie proximité avec le citoyen se forme. Le ministre-président nous a même fait part de retours positifs de jeunes qui le reconnaissent dans la rue, grâce aux vidéos TikTok. Il y a eu un effet direct sur la popularité sur ce public-là. On ne s'attendait pas à des retours aussi rapides. Nous avons encore beaucoup de travail : notre intention est de faire passer des messages plus politiques pour expliquer l'activité de notre gouvernement. Nous ne sommes pas en campagne, comme pourraient l'être les différents partis extrêmes en Belgique. Ils sont davantage tournés vers une communication agressive avec une envie de titiller les jeunes. Il y a une critique virulente du monde politique. Nous, nous sommes là pour montrer concrètement notre politique et narrer grâce à un storytelling tout ce qui se passe en Wallonie : comment fonctionnent les différents niveaux de pouvoir ?«Être un politique aujourd'hui sur les réseaux, c'est être un bon community manager.»
Elon Musk se passe de son service de presse pour Tesla, de plus en plus d'Américains s'informent sur YouTube, selon le Pew Research Center : les médias traditionnels sont contournés. Quel regard portez-vous sur ces faits ?
N. B. – C'est la leçon de Donald Trump. On peut exister sans les médias. Il y a une volonté de court-circuiter les intermédiaires. Les jeunes se renseignent davantage sur les réseaux sociaux tels que YouTube et Instagram. Il y a un enjeu central pour l'information politique. Par le passé, elle résultait d'une co-construction avec les communicants, les politiques et les journalistes qui filtraient la parole politique. Aujourd'hui, le filtre n'existe plus. La limite entre le journalisme, l'information et la propagande est de plus en plus ténue. De nombreux politiques participent au « simulacre de proximité » : ces leaders politiques s'adressent à leurs audiences comme des stars, ils ont leurs « fan bases ». Être un politique aujourd'hui sur les réseaux, c'est être un bon community manager.Quel regard portez-vous sur la communication des deux candidats à la présidentielle ?
N. D. – Ça tire vraiment à balles réelles. Pour Donald Trump, sa communication se traduit par des punchlines, des échanges très virulents, des attaques frontales en permanence. Joe Biden essaye de conserver une stature de la bien-pensance et de rester l'opposé de Donald Trump. Les contenus produits par l'équipe de Trump sont des memes viraux. J'ai l'impression qu'il n'y a plus vraiment de limites. Tous les moyens sont bons pour attaquer frontalement le candidat, en flux continu. Aucun répit pour l'adversaire.N. B. – L'effort de la campagne de 2016 n'a jamais cessé. Il y a une polarisation accrue du paysage politique américain. On ne cherche plus à convaincre le ventre mou, les indécis, le centre : on cherche à muscler davantage sa communication pour asséner des coups létaux à son adversaire. Culturellement, on a du mal à saisir l'agressivité de la campagne de Trump. Mais la tradition de la publicité politique négative fait partie du folklore américain. La présence de Donald Trump sur les réseaux sociaux est beaucoup plus forte : presque dix fois plus d'abonnés sur Facebook ; pour Twitter, c'est encore plus. Joe Biden est dans la recherche de contenus : il va chercher à dialoguer avec des influenceurs, avec un ton apaisé. Trump est dans le tweet tueur, dans la décrédibilisation de son adversaire. Il va mettre en place toute une série de stratégies qui visent à dégommer son adversaire.