« Les newsletters doivent répondre au concept de “smart brevity” »
L’année 2020 a été proclamée « année de la newsletter ». Jean Abbiateci, ex-rédacteur en chef adjoint pour Le Temps et Heidi.news, un nouveau média suisse, s’est jeté dans le grand bain de l’aventure entrepreneuriale. En juin 2020, il a fondé Bulletin, une newsletter « curieuse et optimiste », pensée comme un « média à la carte », un mini-magazine mobile qui se lit en cinq minutes.
«L'audience, si elle est minime au début, est une audience fidèle en quête d'une relation plus directe et engagée.»
Vous avez été rédacteur en chef adjoint pour Le Temps, ensuite pour Heidi.news, où vous y avez notamment lancé la newsletter « Le Point du jour ». Qu'est-ce qui vous a incité à créer votre propre média et prendre la tangente de la newsletter ?
C'est un projet que je nourrissais depuis longtemps, l'aboutissement d'une longue réflexion. Il y a un moment où il faut se lancer. Lorsque j'étais responsable du site et de la stratégie numérique du Temps, on a refondu les newsletters du journal. J'ai pressenti le potentiel du format. Quand elle est bien faite et adaptée à son lectorat avec des contenus pertinents, la newsletter parvient à rencontrer son public. Tous les créateurs de newsletters vous le diront. L'audience, si elle est minime au début, est une audience fidèle en quête d'une relation plus directe et engagée. Chez Heidi.news, un média jeune, l'objectif était d'être très vite présent. D'où le travail conséquent accompli sur la newsletter quotidienne, qui fonctionne avec une multitude de correspondants. Une newsletter quotidienne, c'est quasiment un quotidien. Ce format a été un outil de pénétration efficace pour nous faire connaître. Aujourd'hui, « Le Point du jour » est un des succès du site.
Mais il faut y mettre de l'ambition. La newsletter ne doit pas être une tâche refourguée au stagiaire. À Heidi.news, Serge Michel, prix Albert Londres et l'un des meilleurs journalistes francophones, assure la rédaction en chef de la newsletter (interrogé par Story Jungle). C'est tellement important pour l'image du média. Les campagnes de promotion classiques ne suffisent pas. Mais dès qu'on incarne la demande, dès que Serge Michel incite à s'abonner, des fournées d'abonnés arrivent. Ce n'est pas uniquement le contenu qui est important, mais le lien qu'il crée. S'inscrire à une newsletter est un acte engagé. Vous créez une relation qui va s'étoffer au fur et à mesure. Après, c'est à double tranchant. Si le contenu est moins bon, les lecteurs vont se désabonner. Une newsletter est beaucoup plus proche d'un média papier que numérique, dans sa philosophie, dans le lien créé.
«Le mail est un réseau social oublié alors qu'hyperfort.»
Ce qui me plaît autant dans ce format, c'est sa simplicité. Il suffit de rentrer une adresse mail et l'information vient à vous. C'est quand même le truc le plus simple au monde. Je suis aussi sensible à sa dimension d'accompagnement. La newsletter est, par définition, un média compagnon, adapté aux usages des gens. Elle peut être lue au réveil, le matin au café, dans les transports en commun. Elle est parfaitement adaptée au rythme très dense de notre société. Le côté rendez-vous, routine, rituel, est important. On sous-estime ce fait-là. Le mail est un réseau social oublié alors qu'hyperfort.
Pour être efficace, une newsletter doit mettre en place une identité visuelle bien établie, offrir une expérience utilisateur fluide. C'est d'ailleurs l'un des points du rapport annuel du Reuters Institute, qui insiste sur la nécessité pour les médias de définir une meilleure expérience utilisateur et design « en retard par rapport aux usages ». Que préconisez-vous ?
De nombreuses newsletters sont encore peu adaptées à la lecture sur mobile, peu lisibles. Des chantiers techniques sont à prévoir. Pour Bulletin, c'est un point majeur. Plus qu'une newsletter, Bulletin est un petit magazine mobile, avec un aspect très fractionné : images, petits textes. L'idée était de créer l'expérience du magazine sur mobile.Les médias ont beaucoup exploré les temps longs. Aujourd'hui, il est important de s'adapter au temps court. Les gens n'ont plus beaucoup de temps pour lire. La première valeur d'une newsletter est le gain de temps qu'elle procure pour des lecteurs pressés. Les newsletters doivent répondre au concept de « smart brevity », pour reprendre les termes d'Axios[1] (un média exigeant qui cible un « lectorat très éduqué », créé par Mike Allen, le cofondateur de Politico, au style très caractéristique : de courts paragraphes entrecoupés de puces). Il s'agit d'offrir des contenus concis. Faire l'effort d'écrire court, rapide, avec les bons liens. Le premier usage d'une newsletter est de faire gagner du temps au lecteur.
Une des tendances est l'incarnation forte de la newsletter – Le Figaro fait porter ses newsletters par des journalistes identifiables, Numerama a fait appel à Lucie Ronfaut... Si on souhaite lancer une newsletter, a-t-on intérêt à se positionner soi-même en tant que figure de proue ?
Effectivement, de nombreuses newsletters sont incarnées, mais ce n'est pas nécessairement la recette miracle pour faire une newsletter. Pour Bulletin, il n'y a pas de signature. C'est volontaire. Cela ne veut pas dire sans personnalité. La valeur d'une newsletter réside dans le fait de sentir qu'il y a quelqu'un derrière, avec de l'intelligence et de l'humour. De ne pas être en face d'un article classique. C'est là où je parle de personnalisation. La recette d'une bonne newsletter, c'est, dans cet ordre, de l'info et de l'esprit, au sens large.«Le partage est le meilleur outil de promotion pour accroître ses abonnés. »
Des conseils concrets pour lancer sa newsletter ?
Il faut faire les choses dans le bon ordre. Avant d'entamer un quelconque effort de communication, de promotion, le plus important est de tester le produit. Pour Bulletin, j'ai passé six mois sur cette étape, en présentant le produit offline avec des gens en direct, puis ensuite online avec des abonnés. C'est un travail indispensable à faire, sinon, ce n'est rien d'autre qu'un simple château de sable, prêt à s'effondrer. Un panier percé.Il faut insister sur la clarté de la promesse. Bien formaliser la promesse faite au lecteur. Une fois que la newsletter a tourné, il est possible d'identifier ce qui a plu aux lecteurs. Et c'est sur ça qu'il faut insister. Pour Bulletin, les lecteurs s'abonnent pour son côté optimiste. Les lecteurs sont las d'informations anxiogènes.

Le partage est une notion négligée. La promotion sur les réseaux sociaux n'est pas suffisante. Le partage est le meilleur outil de promotion pour accroître ses abonnés. Il faut donner une bonne raison aux lecteurs de partager, et ça se travaille entre autres par le design. La recommandation intranewsletter est assez efficace. En plus, ça vous ramène des lecteurs fidèles qui restent.
Avec le développement de nouvelles newsletters, ne risque-t-on pas d'assister à une subscription fatigue, dont parle le Reuters Institute ?
Il y a un fort prisme américain. Substack est encore faiblement utilisé en France. Honnêtement, on n'en est pas encore là. C'est un marché encore très éclaté – entre des journalistes, écrivains passionnés, qui écrivent pour le plaisir et les gros clients qui mettent les moyens. Après, la subscription fatigue vaut pour les médias en général, avec la multiplication des sites en ligne. Seuls les meilleurs restent.De nombreux journalistes américains ont fui leur rédaction pour lancer leur propre newsletter sur Substack, TinyLetter, Lede ou Ghost. Quel regard portez-vous sur cette fuite des cerveaux ?
La newsletter révèle des dysfonctionnements dans les rédactions. Notamment le fait d'avoir des médias désincarnés. On se rend compte que les lecteurs ont envie d'une incarnation. Le succès des newsletters le montre. Les journalistes quittent leur rédaction car ils ont envie de creuser des sujets, de sortir d'une logique de page vue, de « clickbait ». C'est révélateur du paysage médiatique. Une newsletter reste personnelle. Elle ne remplace pas une rédaction. Ce que je trouve fascinant dans un journal, quand il est bien mené, c'est l'intelligence collective. Ce mélange de compétences qui infuse. La dimension collective est stimulante. C'est ce qui fait le sel de ce métier.Quelles tendances voyez-vous émerger pour cette année 2021 ?
Je ne suis pas Madame Irma, mais je pense que les newsletters à la demande, façon petits cours, vont se développer. On le voit déjà aux États-Unis, avec des initiatives du New York Times, du Washington Post et de Bloomberg. Un format développé à la frontière entre média et formation : comment fonctionne l'immigration ? Comment se couper les cheveux ? Ce ne seront plus seulement des newsletters qui arrivent au fur et à mesure, mais des newsletters qui se déclenchent à la demande. Des cours par mail, pour résumer, dans un esprit masterclass.Je remarque aussi que les médias s'intéressent de plus en plus aux jeunes. On dit souvent dans la presse qu'il y a des angles morts. J'ai toujours l'impression qu'on connaît mieux ce qui se passe à la Maison-Blanche que dans le collège de votre gamin. De nouvelles initiatives pour explorer la jeunesse émergent - je pense au Bondy Blog, qui raconte des mondes qui ne sont pas les miens et au succès d'HugoDécrypte.
[1] « Axios ressemble à un Twitter amélioré. Le lecteur est face à un flux de posts très courts, où se trouve l'essentiel de l'information. S'il veut en savoir plus, il peut "dérouler" l'article, sans jamais quitter la page d'accueil. »

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