« Les médias doivent apprendre à travailler avec les technologies »
Co-créateur de plusieurs médias (Le Lab', Le Post), Benoît Raphaël travaille à présent sur Flint, une intelligence artificielle qui prend en charge la veille de ses utilisateurs et leur génère une newsletter. Il nous parle de ses robots, nous livre sa vision de l'IA et de son influence sur le journalisme et dans les rédactions.
Il y a presque un an, les utilisateurs découvraient Flint, votre petit robot, lancé avec Thomas Mahier et Clémence Perrin. Quels enseignements en tirez-vous ?
Benoît Raphaël : L'objectif de Flint est de fournir une newsletter composée d'articles de qualité et personnalisés sans nous enfermer dans une bulle de filtres (lire l'explication détaillée ici, NDLR). Rapidement, nous nous sommes rendus compte que pour développer ce projet, il fallait à la fois prendre le temps de le faire, avancer vite et surtout prendre appui sur notre communauté. On ne pouvait pas le penser uniquement par nous même.
Comment fonctionne Flint ?
B. R. : Nous proposons deux types de robots. Il y a Flint, que vous pouvez entraîner vous-même et dont l'objectif est de vous surprendre, et vous avez des robots que vous n'entraînez pas, qui l'ont été par des experts dans des domaines spécifiques (fintech, énergie et climat, média). À cela, s'ajouteront en 2018 des robots entièrement personnalisables que chacun pourra adopter pour le spécialiser sur un sujet qui l'intéresse. L'histoire que nous racontons avec tous ces robots c'est que pour déterminer la qualité, la technologie ne peut pas suffire : ce serait trop complexe, trop subjectif.
Quel est votre gourou ?
Je n’en ai pas. J’essaie d’être à l’écoute des autres et de moi-même.Quel est votre mantra ?
Une citation attribuée à Benjamin Franklin :“Dis-le moi et j’oublierai, montre le moi et je me souviendrai, implique moi et je comprendrai.”
Comment libérez-vous vos chakras ?
Chaque année, je me réfugie dans le même village à l’ouest de l’Angleterre, où j’éteins mon smartphone et passe mes journées à marcher, écrire et lire des histoires découvertes au hasard chez le bouquiniste local.L'intelligence artificielle offre une solution en mixant l'intelligence humaine avec celle technologique. Flint s'appuie sur les réseaux de neurones (deep learning) et l'apprentissage automatique (machine learning), qui, combinés ensemble, permettent au robot d'avoir l'équivalent du cerveau d'un enfant à éduquer. Là intervient l'aspect humain : par un système de renforcement "J'aime"/ "J'aime pas", le robot affine peu à peu sa sélection d'articles, son 'cerveau' établit des connexions mathématiques et le contenu qu'il propose alors est très qualitatif. De la même manière, les utilisateurs affinent leur petit robot Flint en favorisant des liens et/ou en précisant le "j'aime" ou "j'aime pas".
À noter, que le robot sur mesure est une demande forte des abonnés : 37% seraient même prêts à payer pour ça. Pour l'instant, nous ne sommes pas encore arrêtés sur le prix et la mise à disponibilité de l'offre. Ce qui est certain, c'est qu'il sera accessible pour le grand public. Il y aura également une offre dédiée aux entreprises, désireuses de gérer des flottes de robots pour la veille de leurs collaborateurs.
Notre modèle s'approche de celui des médias : on ne vend pas un outil mais une expérience, une histoire, du contenu - les robots sont des personnages - avec une dimension pédagogique. Ce point est important : gagner la confiance et apprendre à travailler avec l'IA, exige un imaginaire commun. C'est d'ailleurs ce qui nous différencie, nous, les humains des robots : cette nécessité de développer une histoire pour travailler ensemble.
Le process de vos robots ne risque-t-il pas d'amplifier le phénomène des fake news ?
B. R. : Au lancement de Flint, en pleine élection présidentielle, quelques abonnés ont reçu des articles un peu haineux et quelques fake news. Comme toujours, nous avons ouvert un débat pour déterminer quelle serait la meilleure réponse. Très peu de nos abonnés, nous ont demandé de blacklister certains sites - ils préféraient que cela reste intelligent et souple, et puis c'est compliqué la censure : où poser les limites ? Nous avons donc créé un robot, Dark Bot. Entraîné par des étudiants en journalisme et doté d'un sens journalistique un peu tordu (il considère les articles haineux comme des articles de qualité), il permet d'identifier les profils qui se rapprochent d'un certain type de contenu, mathématiquement. C'est comme s'il dressait un panel de profils.
Les fake news sont un vrai sujet d'étude et un problème majeur : c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles nous avons créé Dark Bot. Nous le voyons comme une réponse à ce phénomène même si je pense que la technologie ne permettra pas de le stopper. Il comporte plusieurs problématiques : à la fois la technologie, la loi - je n'y crois pas trop - et surtout l'éducation et l'autonomisation des gens par rapport à l'information. En ce sens, je pense que Flint offre un champ d'action large à l'utilisateur et lui permet de mieux appréhender l'information. Le fait d'entraîner son robot pour avoir une meilleure information, d'échanger avec les autres pour faire partie d'un projet collaboratif, est un moyen de participer à cette éducation.
» L’intelligence artificielle nous oblige à nous interroger sur notre façon de consommer, sur notre façon de produire aussi. «
Comment l'intelligence artificielle influence-t-elle le journalisme ?
B. R. : Le deep learning et l'IA sont assez récents dans l'univers des médias : néanmoins, les journalistes ont bien intégré l'intérêt des algorithmes et de leur optimisation. Ils ont même tendance à rédiger leur contenu avec cet objectif premier qui est de ressortir mieux sur les moteurs de recherche et toujours plus sur les réseaux sociaux. L'IA intervient de manière encore assez faible pour le moment - des articles sportifs, qui s'appuient sur des données brutes, ou des montages d'émission best of - mais transformera en partie l'information et la diffusion.
Les médias doivent apprendre à travailler avec les technologies et ne doivent pas oublier que ce qui fait leur valeur, c'est ce que font les humains depuis des milliers d'années : raconter des histoires. Elles nous permettent de construire des choses ensemble et nous font grandir. Je ne pense pas que les humains soient devenus des robots. Au contraire, je pense que l'intelligence artificielle nous oblige à nous interroger sur notre façon de consommer, sur notre façon de produire aussi.