« Il y a une attention nouvelle aux audiences »
Ne jamais se reposer sur ses lauriers. Sans cesse innover. Se remettre en question tout en étant perpétuellement en éveil. Tels pourraient être les mantras qui guident le journaliste entrepreneur et passionné des médias, Philippe Couve, à la tête de Samsa.fr, une société qui accompagne la transformation digitale des médias. Ce pionnier de l'internet, à l'origine de « L'Atelier des médias », la première webradio participative sur RFI, et acteur de l'émergence de plusieurs players en France (Rue89, Owni, Newsring), a lancé les Rencontres de l'innovation éditoriale, du 1er au 12 mars dernier, invitant plusieurs têtes pensantes de médias mainstream et confidentiels à partager l'expérience de leurs pratiques. Un exercice bienvenu qui s'adresse aux professionnels des médias, de la communication et du secteur culturel. Retour sur cette édition particulière, 100 % en ligne, qui a réuni plus de 1 000 participants.
Grand reporter chez RFI, présentateur radio, rédacteur en chef web de rfi.fr, producteur d'émission de la première web-émission participative et aujourd'hui fondateur de la société Samsa.fr... Pouvez-vous nous présenter votre parcours dans les grandes lignes ?
Philippe Couve : J'ai d'abord été grand reporter radio. Au milieu des années 90, j'ai découvert un territoire fabuleux pour les journalistes : internet. J'avais eu du mal à choisir entre la télé, la radio et la presse écrite. Là, toutes ces spécialités pouvaient être investies dans un seul et même média. Soit une formidable opportunité. Dès 1997, j'ai réalisé des reportages multimédias : je partais pour des reportages au long cours. Je ramenais des éléments qu'on mettait en page avec Dreamweaver – un des principaux éditeurs de site web. À l'époque, le système était préhistorique. En 2000, j'ai rejoint la rédaction internet de RFI : tout le monde m'a regardé, navré, quitter le service reportage pour aller, dans leur imaginaire, brancher des câbles et réparer des imprimantes. « Tu vas à l'informatique », me disait-on. J'ai codirigé cette rédaction pendant six ans : une période riche marquée par plusieurs refontes du site. Après des divergences éditoriales, j'ai quitté le service pour proposer en 2007 une émission d'été, « L'Atelier de RFI », qui consistait à voir en quoi le numérique change nos vies – un sujet devenu tarte à la crème aujourd'hui mais inhabituel pour l'époque. Je me suis nourri des expériences de la NPR – National Public Radio – aux États-Unis et de la BBC à Londres, qui tentaient des expériences participatives en utilisant les réseaux sociaux. Je me suis dit que j'avais passé quelques années à essayer d'instiller de la radio dans internet, et que je devais essayer désormais de faire le contraire : soit « mettre » de l'internet dans la radio. L'émission repose sur un blog du site RFI où les auditeurs-internautes sont libres de laisser des témoignages, tourner des vidéos et donner leur numéro de téléphone. (« Le Web ne soutient pas l'émission, il en fait partie. L'auditeur devient ainsi une force de proposition et de décision »)Le sujet a bien fonctionné pendant l'été. J'ai modifié par la suite le concept. À l'origine, il s'agissait de coproduire l'émission avec des communautés très diverses : des gens qui avaient des maladies rares qui s'organisaient pour trouver des infos sur internet, des personnes en quête de l'âme sœur en ligne... Ce qui m'intéressait était de capitaliser, de voir ce qui pouvait se faire sur la durée avec une communauté. J'ai donc lancé « L'Atelier des médias », une émission collaborative qui s'intéresse à la révolution des médias à l'ère numérique. C'est en 2010 que j'ai décidé de me lancer dans la formation, le conseil avec Samsa.fr, qui peut compter sur une équipe d'une dizaine de personnes. Notre offre se déploie aussi bien en France, en Belgique, en Suisse ou en Ukraine. Nous avons également une filiale Samsa Africa. La dimension multiculturelle est très importante – sans doute mon ADN RFI qui se reflète. C'est enrichissant dans les deux sens : on peut apporter d'ici des idées d'ailleurs et vice versa. C'est ce que l'on a essayé de faire pendant les Rencontres de l'innovation éditoriale.
«L'innovation, c'est changer ses pratiques, se reposer des questions... Innover, ce n'est pas adopter le dernier gadget.»
Quels ont été les objectifs de ces Rencontres de l'innovation éditoriale 2021 dédiées à la créativité, la vidéo mobile, le podcast, la communication digitale et les nouveaux métiers ?
On organise un événement annuel depuis cinq éditions. L'objectif est de servir notre communauté, au-delà des formations proposées par Samsa, en encourageant le partage d'expériences, de pratiques professionnelles. Si au départ l'événement se focalisait sur la vidéo mobile, on s'est bien rendu compte que la problématique était plus large. Les médias et les marques sont intéressés par la manière de s'approprier les nouveaux canaux – pas seulement quel type de matériel est requis, le côté technique, mais aussi l'aspect éditorial. D'où notre virage cette année en Rencontres de l'innovation éditoriale. Pour être clair, il ne s'agit pas d'aborder des considérations futuristes, mais plutôt être dans le concret, le partage d'expériences avec des intervenants de qualité. La question clé, c'est « Comment ? ». Comment vous surmontez les difficultés rencontrées ?Pour ce qui est de la forme de l'événement, nous nous sommes inspirés de Splice (qui se présente sur son site comme le Nieman Lab of Asia) : ils ont organisé un événement sur plusieurs jours, avec des rendez-vous de networking en ligne. Je ne suis pas sûr que nous ayons trouvé l'outil parfait, notamment pour le networking, un volet très important. Mais dans l'ensemble, l'édition a été une réussite, avec un total de 1 000 personnes inscrites.
Vous avez posé la question à Éric Scherer, lors d'une session sur la créativité éditoriale. Quelle est votre définition de l'innovation ?
C'est une très bonne question. L'innovation, c'est changer ses pratiques, se reposer des questions. Se diriger vers un inconnu mais qui reconnecte aux fondamentaux de ce qu'on est et de ce qu'on veut faire. Innover, ce n'est pas adopter le dernier gadget. C'est changer par rapport à soi, pas par rapport aux autres. Ce qui est l'innovation pour quelqu'un n'est pas forcément une innovation pour l'autre. Les innovations peuvent être d'ordre technologique bien sûr, mais peuvent aussi être liées à des techniques d'approche, des changements de ton, de manière d'élaborer les contenus.Avez-vous l'impression que les rédactions françaises innovent suffisamment ?
Oui, de plus en plus. On le voit par les questions qui nous sont posées. Avant, les questions étaient exclusivement d'ordre technique : comment j'utilise mon smartphone pour filmer, quel logiciel utiliser pour monter mon podcast, de quel outil ai-je besoin pour programmer les posts sur les réseaux sociaux. Aujourd'hui, les interrogations sont liées aux attentes de l'audience et aux moyens d'y répondre. Les questions techniques sont toujours présentes bien sûr parce qu'à un moment donné, il faut en passer par là. On accompagne des émissions de télé en Suisse et en Belgique, où l'enjeu est la reconnexion avec des segments du public. Les médias en France doivent remplir deux objectifs : des enjeux d'audience et de monétisation. On cherche à répondre aux attentes des audiences plus qu'innover pour innover.Qu'est-ce qui vous a le plus marqué lors de ces Rencontres ?
C'est l'humilité dont ont fait preuve les intervenants. Personne ne s'est targué d'avoir trouvé la pierre philosophale ou la technologie ultime. Tout le monde était dans une approche test and learn, très humble. Les vingt années écoulées nous ont appris à nous méfier des idées toutes faites.On peut dire ce que l'on veut mais il y a une attention aux audiences qui est nouvelle. Cet intérêt est lié à l'évolution des modèles économiques, notamment vers l'abonnement. Il est nécessaire de comprendre plus finement les gens qui composent les audiences. La transformation numérique est loin d'être terminée. C'est un processus dont on ne voit pas le terme.
Crédit photo : Géraldine Aresteanu pour Samsa.fr